JEAN VAUTRIN - l'homme qui assassinait sa vie


Pour un bon vivant, Bordeaux c'est l'antichambre du paradis, le romancier et scénariste y coule des jours heureux mais pas si tranquilles.

Voici deux ans, Jean Vautrin a quitté sa grande propriété landaise en pleine campagne pour s'installer aux portes de Bordeaux. «Plus près de la gare et des hôpitaux», précise l'homme, les yeux rieurs derrière sa casquette de voyou. Mais sa nouvelle maison, tout en baies vitrées, n'a rien de ces propriétés bordelaises dix-huitième qu'on admire le long des berges de la Garonne. Construite dans les années soixante, elle cache son jardin ébouriffé derrière de hauts murs qui ne laissent passer aucun bruit de la ville.

Chez les Vautrin, le bon bordeaux est de rigueur, comme le foie gras et l'armagnac. L'homme sait vivre et Anne, sa femme, ne concevrait pas qu'on puisse venir chez eux sans s'arrêter un moment, un verre dans une main, une douceur dans l'autre. Vaste salon pour travailler, petit bureau pour rêver, ici, tout se veut chaleureux - affectueux même - comme ces meubles des années trente choisis au fil du temps et ces tableaux contemporains collectionnés avec amour. L'escalier qui mène au grand bureau ressemble à un décor de film et quelques photos d'actrices ou de metteurs en scène rappellent que, du temps où il s'appelait encore Jean Herman, Vautrin fréquentait Rossellini, Minnelli et Rivette.

Pendant un temps, on croit à cette vie idyllique où l'écrivain s'installerait chaque matin pour travailler à son livre ou à un nouveau scénario. Où Anne ménagerait la tranquillité de l'artiste avant de sonner la cloche tibétaine du repas. Le masque tombe lorsqu'il s'agit d'évoquer son dernier roman noir L'homme qui assassinait sa vie ou la bande dessinée adaptée du Cri du peuple illustré par Tardi (Casterman). Le saint-julien et le Pauillac n'ont pas assoupli le loustic qui aime bien raconter la ville de Bordeaux sous la pluie, les immeubles où rôde le saturnisme, les petites putains de l'Est qui tapinent à seize ans au coin de la rue.

Vautrin vient de renouer avec ses amours anciennes en publiant un polar comme au temps de la Série Noire où il faisait des débuts fracassants avec A bulletins rouges ou Billy-ze-Kick. De temps à autre, l'écrivain retourne à cette littérature plus directe, celle de la violence urbaine où les héros souvent miteux se collettent avec la misère et la mort. Les personnages majeurs de L'homme qui assassinait sa vie sont un détective et un ex-taulard, non conformes. Le privé a de la morale et des passions automobiles, l'ancien prisonnier a connu la vie bourgeoise de l'homme d'affaires, les deux hommes ont des comptes à régler avec la société.

Vautrin a la dent dure et affiche ses convictions: il préfère les chiens aux hommes et apprécie que, dans son roman, le seul qui s'en sorte soit un enfant autiste découvrant l'amour. Fidèle à ses passions, le romancier n'a jamais quitté la littérature populaire et ce n'est pas un prix Goncourt (Un grand pas vers le Bon Dieu en 1989) qui peut le faire virer de bord. Noires ou blanches, ses histoires sont toujours celles d'un homme qui se bat contre le mauvais sort et se trompe de sortie. Quand il joue au feuilletoniste avec Dan Franck pour Les aventures de Boro, reporter-photographe, le héros qui traverse le XXe siècle, il creuse la même veine d'inspiration: les hommes et l'histoire. Le sixième volume est en cours d'écriture mais Vautrin songe déjà à une autre saga qu'il écrirait seul: une longue aventure qui réunirait quatre hommes en 1917. Quatre destins que la grande et la petite histoire unissent et séparent sans cesse.

Mais sa fierté du moment, c'est l'adaptation en BD de son fameux Cri du peuple par le dessinateur Tardi. Une vision de la Commune, passionnée et sanglante, avec Louise Michel au premier plan. Là encore, la ville, l'histoire majuscule et les hommes qui meurent pour leur idéal sont au cœur de l'aventure, et Tardi, ce grand silencieux, y a mis tout son talent. Le premier volume vient de paraître et les deux hommes travaillent au suivant, la fleur au fusil.

Curieusement, si les murs sont couverts de tableaux, si des sculptures et de belles pièces de collection trouvent naturellement leur place de l'entrée au salon, du couloir à la chambre, Vautrin ne cultive pas les fétiches. De son passé de cinéaste, il ne montre presque rien, mais son grand bureau est réservé aux travaux de groupe, notamment des scénarios. Un projet pour la télévision l'excite beaucoup, lui qui s'était juré de ne pas y toucher. «A mon âge, je suis capable de ne pas accepter ce que je ne veux pas faire et d'avancer comme je l'entends.» Il faut bien dire qu'adapter Jules Verne a de quoi séduire ce grand voyageur qui vécut longtemps à Bombay.

Même le cinéma recommence à le titiller. Ecrire les dialogues du premier film de Marie-Anne Chazelle l'amuse comme un gamin. «Les dialogues, c'est ce que je préfère, j'ai quand même été à l'école de Michel Audiard.» Et, puis, si vous insistez un peu, il vous montrera son petit labo-photo. Un coin de nostalgie qui lui rappelle le temps où il était photographe. «J'aimerais bien faire un livre avec Willy Ronis comme je l'avais fait avec Doisneau.» (Jamais comme avant, Le Cercle d'Art)

Quel vaurien ce Vautrin! Tout à l'heure, il était prêt à vous parler points de retraite et vie paisible. A deux doigts de vous dire que seuls comptent désormais les longues promenades dans la campagne, les repas amicaux et la venue de ses enfants. Mais, tout cela était factice: l'écrivain court toujours, après la vie et derrière les hommes, leurs droits et leurs devoirs. Les heures ont passé, alors il vous raccompagne à la gare, toujours un peu triste de voir les gens partir. Parce que cet homme de soixante-huit ans n'est jamais qu'un gosse sentimental, affublé d'un cœur fatigué qui bat un peu trop la breloque.

Christine Ferniot