MAUD TABACHNIK - le sang de Venise
Il est des vocables qui, pour reprendre le mot de Valéry, ont "fait tous les métiers", sont souvent plus anciens qu’on ne le croit. Ainsi le mot "ghetto" tend-il à être évalué à l’aune du XXe siècle ("ghetto de Varsovie" pendant la Seconde Guerre mondiale, "ghetto de Harlem" aux Etats-Unis de nos jours) alors que la pratique qu’il représente prend ses racines dans un temps beaucoup plus éloigné. A la frange de l’immémorial. La première surprise qui attend le lecteur du roman de Maud Tabachnik se love contre toute attente moins dans la trame de l’intrigue que dans le cadre historique où elle se déroule : les confins de l’Italie des années 1575, sur un fond mêlé de Renaissance exsangue et de conflits théologico-politiques.
Plus précisément, aux alentours du camp de retranchement que constitue dans Venise le "Campo del Ghetto Nuovo" où sont enfermés les 1500 juifs jugés indésirables par les prélats romains sous l’égide du pape Grégoire XIII, mais nécessaires à l’économie de Venise ! Moins étonnés que les autres, les fidèles de l’auteur de polars, quant à eux, retrouvent ici avec délectation la dénonciation de l’antisémitisme de L’Etoile du temple (Viviane Hamy, 1997), récit qui se déroulait au Moyen Age. C’est en effet dans la sérénissime cité lacustre que survient aux abords du Ghetto la découverte du cadavre d’un enfant mutilé afin d’être vidé de son sang. Dans un climat de suspicion généralisée et de faible tolérance entre chrétiens et juifs, les autorités locales soucieuses de plaire à Rome interprètent ce crime comme un "meurtre rituel". Autrement dit, comme une sorcellerie par laquelle les juifs prélèvent du sang d’enfant chrétien pour "fabriquer le pain de leur Pâque" !
Attisée par les vaticinations d’un franciscain haineux, la bassesse d’un commerçant fanatique et les tergiversations de la "Raison d’Etat" du Conseil des Dix présidant la cité, la rumeur populaire s’enflamme. Elle s’embrase lorsqu’un second enfant est retrouvé peu après, expurgé lui aussi de son "flux vital" et "abominé". Sommée de désigner les coupables, la communauté juive qui se sait innocente se résigne à devenir une victime expiatoire des relations de pouvoirs qui la dépassent. Mais tandis qu’un pire fléau, la peste, s’abat sur la communauté vénitienne, l’une de ses habitantes, l’impétueuse et rebelle Rachel da Modena refuse de s’en laisser compter. Dérogeant aux règles et à la hiérarchie sociale établies, elle se lance dans une course contre la montre, contre les préjugés, afin que vérité soit faite. Par-delà les thèmes récurrents dans l’oeuvre de la romancière(l’enfermement intrinsèque de tout huis clos, la violence d’opposition caractérisant la femme, le cloisonnement familial), l’héroïne de Maud Tabachnik incarne le ghetto dans son étymologie même, à savoir ce "divorce" d’avec autrui - "ghet" en hébreu, qui deviendra "ghetto" dans la langue italienne - jouant comme miroir de la ségrégation des juifs depuis la fin de l’Antiquité.
Accentuée
par l’Inquisition (également d’ailleurs par la Contre-Réforme),
le schisme entre les deux camps de la ville se veut aussi sous la plume de l’auteur
une séparation de soi d’avec soi-même : Rachel se voudrait
à la fois femme et autonome, juive et citoyenne cosmopolite. Comment
s’étonner dans ce contexte qu’elle se heurte aux pires murailles
qui soient : celles de sa place "naturelle", de son destin social
figés par le regard de ses coreligionnaires ? Que la jeune femme doive
affronter en même temps que les vils comploteurs la difficulté
de son mariage avec le traditionnel Joseph est bien l’ultime confirmation
de ce qui pourrait être ici une leçon d’ordre philosophique
: à l’instar des "crimes [qui] n’ont pas de nation",
la ghettoïsation n’a pas de frontières ; elle se niche dans
les errements de l’opinion commune et de l’indifférence.
De là l’intérêt à ne pas confondre limite et
borne... Voilà pourquoi Le sang de Venise excelle dans les descriptions
des antagonismes religieux et économiques qui déchirent ici des
puissances tant spirituelles que temporelles.
Chez Maud Tabachnik, l’humanité descend tellement bas qu’elle
se montre capable d’exploiter la pire des maladies ou épidémies
au nom de ses intérêts : la dernière partie du livre fait
mention pendant la peste qui ravage la Sérénissime d’individus
nommés "graisseurs "car ils enduisent "les portes des
belles maisons avec le jus des bubons pour éloigner les habitants et
revenir" les déposséder de leurs biens ! Ce Cinquecento-thriller
bat résolument en brèche une définition immuable de l’hérésie,
laquelle se donne plutôt comme une orthodoxie qui s’ignore encore.
A travers les douloureux appétits de liberté de Rachel s’esquisse
ainsi dans le dédale des ruelles et canaux la lutte de la conscience
humaine contre toute forme de pouvoir ou de système qui la corrode.
Frédéric Grolleau.