DAVID PEACE - 1983
Avec
"1983", David Peace clôt son "Quartet" sur l'éventreur
du Yorkshire. La plume dans les plaies.
A travers le fait divers qui hanta son enfance, l'écrivain revisite les
noires années Thatcher.
Juin 1977. David Peace vient d'avoir 10 ans. A la une des journaux, à
la télé, en boucle à la radio et dans toutes les conversations,
la découverte du corps de Jayne McDonald, 16 ans, embrase les esprits.
C'est la première victime non prostituée de William Sutcliffe,
« l'éventreur du Yorkshire ». Cadavres. Détails macabres.
Appels à témoins. Mises en garde. Peur. David Peace, qui habitait
Ossett, près de Leeds, à quelques kilomètres de l'endroit
où fut découvert le corps, se souvient avec précision de
la paranoïa ambiante. Le meurtrier est sans doute un mari comme un autre,
un père comme un autre, insistait la police, soulevant une vague de soupçons
généralisés. « Certains soirs, mon père, qui
était directeur d'école, repartait travailler après le
dîner. Il m'est arrivé de me poser des questions, en particulier
quand un nouveau meurtre était découvert le lendemain matin. »
Peur. Cauchemar collectif. Obsession. Tunnel. Commencée en 1975, l'enquête n'aboutira à l'arrestation de Sutcliffe qu'en janvier 1981, après la mort de treize victimes. Ombre portée sur l'enfance, définitivement. « Quand j'avais 12 ans, sur le trajet de l'école, la police avait installé une baraque préfabriquée où l'on pouvait entendre une cassette enregistrée, attribuée à l'éventreur. Une voix de chasseur qui annonçait qu'il allait tuer, et tuer encore, que j'écoutais chaque matin, écoutais et réécoutais, en priant pour que ma mère ne soit pas la prochaine victime. »
1994. David Peace a 27 ans et vient de s'installer à Tokyo. A la bibliothèque nationale, il dissèque les journaux anglais disponibles sur microfilms, revisite chaque détail, s'en gave jusqu'à la nausée, interviewe deux détectives qui ont travaillé sur l'affaire Sutcliffe, s'immerge dans la littérature, la musique, le cinéma de l'époque. Pour en faire resurgir l'atmosphère, les sons, les vibrations, la langue. C'est ce qui change le plus, la langue.
1999. Sortie, en Grande-Bretagne, de 1974, premier volet du Red Riding Quartet, chronique du Yorkshire des années 70-80. Hachure des phrases, mitraille des mots, brutalité du propos, 1974 bouscule le monde du polar, éblouit des milliers de lecteurs, bien au-delà du genre, par sa puissance suggestive, ses dialogues au tranchoir, sa noirceur radicale. Cadavres. Gamines mutilées, deux ailes de cygne cousues sur le dos. Femmes dépecées, ventre et seins évidés au tournevis, crâne défoncé à coups de marteau. Flics hantés et corrompus, journalistes sur les dents. Possédés. Les épisodes suivants (1977, 1980 et 1983, qui vient d'être traduit en français) égrènent la même litanie funèbre sur un rythme hallucinatoire. Et rassemblent peu à peu les pièces d'un puzzle monstrueux dans lequel le lecteur, à son tour, ne pourra que se perdre.
Mars 2005, Paris. David Peace, bientôt 38 ans, dans un cadre paisible, près d'une immense cheminée où danse un feu de bois. Le jeune homme, affable, physique de vieil étudiant, se livre de bonne grâce à un nouvel exercice de mémoire. L'enfance resurgit, visions parfois opaques... Puis les strates du souvenir, dont l'empilement fait la force de ses romans, en particulier du dernier. Dans 1983, on passe sans crier gare d'une date à une autre, d'un personnage à l'autre. Les mêmes images reviennent encore et encore, les actes des uns et des autres se répètent comme si toute cette histoire ne pouvait pas finir, portée par l'éternité de la douleur des victimes et de leurs familles. « On me parle de noirceur absolue, mais, paradoxalement, c'est là que se trouve à mes yeux la lumière : ceux qui ont été mêlés à cette histoire, les flics, les journalistes, les familles, ne pourront jamais oublier. Rien, jamais, ne sera fini et c'est cela que mes livres tentent de respecter. »
Le lecteur futur est ainsi prévenu. Le dernier épisode, s'il relie de nombreux fils, ne révèle pas de solution définitive à l'énigme. Parce que, dans la vie, rien n'est jamais totalement clair. Et parce que Peace refuse avec véhémence de divertir avec le crime. C'est la réalité du Yorkshire dans les années 70-80 qu'il cherche à montrer. Et il insiste : « Tout ce que je raconte sur l'état de la police de l'époque est vrai. Arrestations arbitraires, brutalités et tortures dans les commissariats, corruption généralisée, je n'ai rien inventé. » La figure monstrueuse du tueur devient ainsi la métaphore d'un pays en deuil de lui-même, lessivé par la crise économique - celle de la mine et du textile -, essoré par la misère, perverti par la violence qui lui est faite, fourvoyé sur un chemin de régression sociale et culturelle. Est-ce un hasard, s'interroge Peace, si les journalistes ont baptisé le tueur « l'éventreur du Yorkshire », ressuscitant ainsi le visage du fameux « Jack l'éventreur » au moment où Margaret Thatcher prônait inlassablement le retour aux valeurs victoriennes ? « Le crime n'apparaît pas par hasard à tel moment et à tel endroit. C'est l'état de la société qui le détermine et le rend possible. »
L'essentiel est dit. La conversation roule encore sur le malaise que provoque chacun de ses retours dans le Yorkshire, qu'il a quitté en 1993. D'abord pour Istanbul, puis pour Tokyo, où il enseigne l'anglais et a rencontré sa femme, Izumi, à un concert des Sex Pistols. On évoque ses influences. James Ellroy, évidemment, qu'il admire pour les risques qu'il prend sur le plan stylistique. Et son compatriote Robin Cook, l'auteur de J'étais Dora Suarez, pour son immense compassion à l'égard des victimes. Vient enfin l'évocation de ses projets. Un roman, GB84, paru l'an dernier en Grande-Bretagne, sur la grève des mineurs de 1984-1985, qui se solda par un échec des syndicats face à Thatcher. Un livre qu'il vient juste de terminer sur le club de foot de Leeds, qui se passe à nouveau en 1974. Et une nouvelle série de quatre romans qu'il voudrait commencer dès le mois prochain, sur le Japon de l'après-guerre et l'occupation américaine. Mais il n'est pas exclu qu'il revienne sur cette histoire d'éventreur du Yorkshire, souffle-t-il in extremis...
Juin 1977. David Peace a 10 ans. Pour l'éternité.
Michel
Abescat