RENE BELLETTO - mourir


Qu'il lise Dickens, qu'il écrive ou qu'il écoute Jean-Sébastien Bach, l'auteur du Revenant s'immerge totalement. Il a écrit Mourir comme pour "structurer son délire"
Son appartement est surchauffé et pourtant il enfile un second pull. Le matin, comme beaucoup d'insomniaques, René Belletto est frileux. Une lumière de plomb perce à travers la vitre, cinglée par la pluie, de son petit "salon de musique". Un temps à ne pas poser un pied dehors. A moins d'y être contraint par une urgence technique, par exemple, apporter chez le réparateur l'ampli sophistiqué de sa chaîne hi-fi - panne qui pénalise lourdement son existence de mélomane enragé et d'acousticien raffiné, René Belletto franchit rarement la porte de son immeuble, niché dans une rue discrète du IXe arrondissement, à Paris. Un quartier qu'il aime et qu'arpentent depuis longtemps les personnages de ses romans. Belletto, reclus volontaire, reçoit les nouvelles du monde par la télévision: "Je la regarde beaucoup plus depuis le 11 septembre. Ma vision de l'Amérique a changé, y compris quand je vois un western de John Ford."
Et le téléphone le relie à ses proches. Sa mère, restée à Lyon, ville où il a grandi, et ses amis, comme le producteur René Cleitman. Fous de cinéma et de musique, les deux René se parlent quasi quotidiennement. "On se connaît depuis onze ans, explique Cleitman. Nous avions le projet d'adapter au cinéma l'un de ses romans, Le Revenant. Cela ne s'est pas concrétisé, mais nous sommes devenus amis. René est un cinéphile, spécialiste des films américains de série B. Il y découvre, grâce à son regard d'écrivain, des richesses, qui ne s'y trouvent pas toujours. C'est le cas pour Bobby Deerfield, le film de Sydney Pollack avec Al Pacino et Marthe Keller, qu'il a dû voir une trentaine de fois." Confirmation de Belletto: "Je serais capable de le tourner de mémoire. Plan par plan. Et je pourrais me le projeter une fois par semaine jusqu'à la fin de mes jours."
Comme il connaît note par note les 200 cantates de Jean-Sébastien Bach, dont le portrait, encadré telle une photo de famille, est exposé dans son entrée. Comme il connaît mot à mot Les Grandes Espérances, de Charles Dickens, au point d'avoir consacré trois années de son existence d'écrivain à la rédaction de plus de 600 pages fulgurantes sur ce chef-d'œuvre qui l'envoûte. Un exploit dont son éditeur et ami Paul Otchakovsky-Laurens n'est toujours pas remis. "Il n'en voyait jamais arriver la fin. Il avait peur que je m'y engloutisse définitivement", confie Belletto, rescapé de l'océan Dickens. Crainte justifiée lorsqu'on se plonge dans ce flux magistral et singulier, salué unanimement lors de sa parution en 1994.
Si l'obsession est la marque de fabrique des écrivains, Belletto en est un irréfutable spécimen. A la manière de Nathalie Sarraute, il peut déclarer: "Toute ma vie, je n'aurai vécu que pour une idée fixe." Celle de ne s'incarner que par les mots, dans leur rythme. Cramponné à sa conviction violente que la vie n'est pas faite pour les natures fragiles et qu'écrire, pour lui, est le seul moyen de ne pas dévisser. Belletto appartient à la tribu des tourmentés magnifiques, les Dostoïevski, Chandler, Cioran - autre frère de Bach - ou le Portugais Lobo Antunes, auquel l'unit une fascination pour le peintre Vélasquez. Chacun de ceux-là écrit pour se débarrasser de ses hantises, ou, comme l'exprime Lobo Antunes, pour "structurer son délire". Sachant bien que c'est en vain.
Mourir, le Belletto nouveau, ne renie pas cette profession de foi. Pour faire le "pitch", même Ardisson, jugé pourtant par Belletto "virtuose en la matière", se perdrait dans le labyrinthe de cette fiction fragmentée. Mourir se présente comme le puzzle désassemblé de quelques livres aînés, L'Enfer, La Machine, Histoire d'une vie. "Dans Mourir, dit-il, j'entends roman, j'entends amour." Une indication qui oriente le lecteur autant qu'elle l'égare. Par là, René Belletto reste fidèle au double "je" de son double jeu. Encore gagné!