LAN Mc EWAN - Amsterdam
Lorsqu'il
reçut le Booker Prize en 1998, le dernier roman de Ian McEwan fut assez
vivement critiqué. On dit que le jury se rattrapait d'avoir "laissé
passer" son précédent livre, Délire d'amour, dont
l'intrigue, singulièrement plus dense, se déployait telle une
variation brillante et noire sur les effets ravageurs du syndrome de Clérambault
(1).
Certes, Amsterdam n'est pas la plus travaillée des fictions de Ian McEwan.
Loin de la noirceur torturée de ses premiers textes, dans les années
1970 (Sous les draps et autres nouvelles, Gallimard, 1997), loin du fait divers
macabre qui lui valut en France le prix Femina étranger (L'Enfant volé,
Gallimard, 1993), McEwan s'est même amusé à y mêler
les ingrédients favoris des tabloïds. L'argent, la mort, l'infidélité,
la vie sexuelle des protagonistes, politiciens en vue de préférence...
: on dit que le milieu littéraire anglais s'est amusé à
mettre des noms derrière ce qui pourrait ressembler, à première
vue, à un ouvrage à clés - pimenté, il est vrai,
d'une distance humoristique particulièrement corrosive.
C'est à la sortie d'un crématorium, aux obsèques de "la
grande Molly Lane", que tout débute.
"Tout avait commencé, devant le Grill du Dorchester, par un fourmillement
dans le bras qu'elle levait pour héler un taxi ; une sensation qui ne
la quitta plus. En l'espace de quelques semaines, le nom des choses se mit à
lui échapper. Parlement, chimie, hélice, elle pouvait se le pardonner,
mais beaucoup moins s'il s'agissait de lit, crème ou miroir. Ce fut après
l'éclipse d'acanthe et de bresaiola qu'elle demanda un avis médical,
s'attendant à être rassurée. Au lieu de quoi on l'envoya
faire des examens et, en un sens, elle n'en revint jamais."Ce jour-là,
tandis que leur ancienne maîtresse achève de se consumer, deux
amis, Clive Linley, un compositeur célèbre, et Vernon Halliday,
le directeur d'un grand journal, échangent quelques banalités
navrées. Tandis que non loin de là, un troisième ex-amant,
Julian Garmony, brillant ministre des affaires étrangères, ne
leur dissimule en rien son hostilité.
C'est le jeu trouble et féroce de cet étrange quatuor - le mari
de Molly et ses trois amants - qui fournit la trame de McEwan. Rivalités,
jalousies, serments, coups bas, luttes de pouvoir, solidarités, trahisons,
revanches nobles ou mesquines : on dirait que tous agissent encore sous l'empire
de cette femme, "leur femme", comme si tout le roman n'était
qu'un grand requiem pour cette irrésistible coquette.
Car au centre de ce ballet figure le personnage absent de Molly. On pourrait
dire qu'il se dessine en creux si ce n'était l'image du gouffre qui s'impose
: un gouffre qui aspire encore tous ceux qui l'ont approché. Molly n'est
jamais vraiment décrite, mais les réminiscences par petites touches
des uns et des autres finissent par ébaucher une figure tourbillonnante
de vie, brillante et délibérément superficielle, volage
mais fidèle et tendre en amitié. Molly fait partie de ceux qui
passent dans la vie sans effort, avec une légèreté et une
séduction telles qu'on leur pardonne tout - sauf de n'être plus
là. En refermant le roman, on en veut à McEwan de nous avoir attachés
à un personnage dont on sait qu'il est mort dès les premières
lignes. Et on admire son art de saisir, toujours à travers une morte,
l'essence de cette chose fragile et volatile que l'on appelle le charme.
Florence Noiville
(1) Gallimard, 1999. Vient de paraître en poche (Folio n° 3494).