VALERIO EVANGELISTI - métal hurlant
Si l'on retrouve Nicolas Eymerich, l'inquisiteur qui a fait la gloire de Valerio Evangelisti, dans "Venom", la première nouvelle de ce recueil, les trois autres textes qui le composent démontrent à l'évidence que l'inspiration de l'auteur, pour présenter une indéniable unité thématique, est d'une fort plaisante versatilité. "Pantera" est une manière de western italien mâtiné de fantastique, "Metallica" décrit une guerre d'extermination interraciale dans des Etats-Unis du futur gangrenés par le fondamentalisme religieux et "Sepultura", dont les lecteurs du Monde eurent la primeur à l'été 1999, est une terrifiante anticipation tiers-mondiste. Mais ce que toutes ces nouvelles ont en commun, c'est leur caractère baroque, tumultueux et dérangeant, la violence terrible qui s'y déploie ; c'est le recours à des religions étranges empreintes de magie ; c'est le leitmotiv d'une humanité mutant d'étrange façon. Valerio Evangelisti ou de la nouvelle conçue comme un électrochoc !
D'où vient ce plaisir, si plaisir il y a..., pour le personnage d'inquisiteur d'Eymerich?
V. E. : Bien sur, parce que c'est un personnage très mauvais et je m'amuse beaucoup à être mauvais à travers lui... Une partie de ma personnalité même, toute une partie schizoïde de moi-même, se manifeste dans ce personnage, ce qui me permet de conduire une vie paisible pendant la journée. C'est une créature qui appartient au fond de moi-même.
Avez-vous une stratégie à long terme pour élaborer sa psychologie ou est-elle sujette aux moments de l'écriture des livres?
V. E. : Le personnage reste presque toujours le même, c'est-à-dire que ce personnage est en lutte contre la schizophrénie, contre lui-même et contre l'Humanité qui l'entoure. Il y a des variations de bouquin en bouquin. Dans le dernier (tome 7 à paraître en Italie, ndlr), il est un peu plus humain que dans le premier. Egalement mauvais, également méchant, également terrible mais en tous cas un peu plus humain. Il tombe presque amoureux dans le dernier. Il est plus faible avec les années qui passent. Mais il faut le dire : mon public n'aime pas qu'il soit trop faible, qu'il soit trop humain. Par exemple, dans un roman qui vient de sortir ici en France, Cherudek, il sauve la vie d'une fillette, il ne l'a tue pas, il le pourrait, et j'ai reçu beaucoup de lettres de protestation. Le lecteur ne trouvait pas ça cohérent avec le personnage. Donc je l'ai changé un peu, j'ai changé moi-même pendant que j'écrivais ce roman mais... pas trop.
Vous parlez de votre public. Comment est-ce que vous le cernez et quel est votre rapport avec ces lecteurs?
V. E. : Oui, j'ai des rapports assez étroits avec une avant-garde de mes lecteurs. J'ai une mailing-list avec trois cents adhérents qui sont de mes lecteurs. Donc je peux entendre d'eux chaque jour ce qu'ils pensent de ce que j'écris, leurs idées, comment ils pensent qu'il faudrait développer le personnage et tout ça... Je reste sur mon ordinateur pour la correspondance pas moins de deux heures par jour, des fois beaucoup plus. Je crois que, dans un certain sens, c'est une partie de mon travail. C'est aussi un plaisir puisqu'ils sont tous devenus des amis. C'est précieux. Ils m'informent, par exemple, que dans une librairie il n'y a plus mes bouquins et alors je peux le dire à l'éditeur. En général, quelqu'un qui écrit de la littérature populaire doit avoir obligatoirement un rapport plus étroit avec son public que celui qui écrit de la littérature blanche. Plus étroit parce que même le plus commercial doit vendre ses bouquins.
Quelle est cette distinction que vous faites entre littérature blanche et littérature populaire, ou littérature de science-fiction?
V. E. : C'est une distinction qui est en train de tomber. En tout cas la littérature blanche et la littérature populaire ont la différence dont je parlais, c'est-à-dire qu'il y a un rapport différent avec le lecteur. Le lecteur est beaucoup plus important pour celui qui écrit de la littérature populaire...normalement, théoriquement. La S-F est une partie de la littérature populaire, peut-être aujourd'hui moins qu'autrefois, mais en tout cas ça a un sens tout à fait populaire. Moi j'aime travailler dans ce domaine là puisque je veux être un écrivain de genre, un écrivain proche du public.
C'est une sorte d'interactivité?
V. E. : Oui il y a une sorte d'interactivité avec une partie de mon public. Il y a beaucoup de gens qui écrivent des nouvelles sur Eymerich, surtout des nouvelles satiriques. Il y a des gens qui font des bandes-dessinées... Et ce sont des lecteurs. Des lecteurs qui sont tellement passionnés par le personnage qu'ils essaient de l'imiter. Et quelques fois, ils me passent aussi des très bonnes idées. Alors oui, je crois beaucoup à la multimédialité. Il y a un opéra lyrique qui est sorti sur Eymerich, il y a un c-d de heavy-metal qui va sortir l'année prochaine. Il y a beaucoup d'expressions qui ne sont pas l'expression littéraire habituelle. Moi je suis heureux de ça et je laisse en ce cas ceux qui le veulent employer mon personnage de la façon qu'ils désirent.
Les différentes périodes traitées dans vos livres sont plutôt le 14ème siècle, le 20ème siècle et un futur lointain. Envisagez-vous de développer vos histoires dans d'autres époques?
V. E. : A vrai dire les aventures d'Eymerich se passent presque toujours au 14ème siècle mais son action dépasse son temps. C'est ça qui se projette dans le futur : pas lui personnellement, mais son action. Il y a un bouquin qui va sortir en France l'année prochaine, le titre italien c'est Metal hurlant (Metalo Urlante, ndlr), mais je crois qu'ici ça s'appellera Metallica. Eymerich y est une sorte de démiurge, c'est-à-dire qu'il est si fort que son temps n'arrive plus à le contenir et il traverse presque les époques avec son action. Par exemple, dans ce bouquin, il est le créateur du sida. Il le crée pour punir les générations futures. En ce sens il fait une sorte de voyage à travers le temps. Après, choisir les moments historiques possibles, cela dépend du développement de l'histoire.
D'où vient votre intérêt pour l'histoire des idéologies?
V. E. : J'étais très jeune dans les années soixante ; j'étais adolescent, plus qu'adolescent dans les années soixante-dix, qui, en Italie, ont été des périodes de très forte idéologisation. Dans mon cas, j'ai même travaillé à l'université dans ce domaine précis donc...euh... L'idéologie, c'est un terme que je n'aime pas trop à vrai dire. Mais, en tout cas, une vision du monde ou l'histoire des visions du monde, ce sont des choses qui me passionnent depuis l'enfance, ou presque, puisque je suis né dans une période de conflits politiques et sociaux.
Vous parlez dans vos livres de religion, des cultes monothéistes ou païens, voire imaginaires. Quelles sont vos opinions sur les religions?
V. E. : Je n'ai pas d'opinions religieuses. Je n'entretiens pas d'idées religieuses. Dans mes romans oui, il y a l'Eglise, il y a un inquisiteur mais l'inquisiteur, plus qu'une idée de dieu, sert une idée de pouvoir. C'est une question plus politique que théologique, ce qu'il fait. Quant à moi oui, je suis intéressé par l'histoire culturelle des religions, surtout les plus étranges, mais personnellement je ne suis pas religieux.
Le rapport au pouvoir de votre héros est un rapport décrit objectivement en opposition aux héros des livres de Phillip K. Dick ou de Norman Spinrad qui se retrouvent confrontés au pouvoir et qui font face à leur conscience.
V. E. : Mon personnage est une incarnation du pouvoir mais il est capable de se confronter au pouvoir médiocre qu'il voit autour de lui. Il peut avoir un rapport conflictuel avec le Clergé puisqu'il ne tolère pas la médiocrité. Il est le messager d'un système de pouvoir plus grand et plus fort, celui de l'Eglise Catholique qui est en train de s'imposer à l'Europe ; c'est son destin, il sert cela, mais pas tout ce qui est inférieur. Donc il n'est pas en conflit avec le pouvoir puisqu'il est lui-même le pouvoir. En même temps il détruit le pouvoir de bas niveau au nom des projets politiques qu'il mène.
On sent que les symptômes d'un conflit moral sont la schizophrénie, voire la folie, qui se matérialisent physiquement.
V. E. : En effet, on peut remarquer cela surtout dans le premier livre, c'est-à-dire un conflit entre son âme et son corps. Ce qui coincïde beaucoup avec certaines théologies de son époque. Tous les hérétiques étaient pour la sortie définitive du corps qui était vu comme le péché, comme le Mal. Eymerich agit sur cette contradiction à l'extérieur mais la subit à l'intérieur. Il a une grande clairvoyance de ce qui l'entoure mais une grande confusion de ce qu'il est. Je compte reprendre cette histoire avec plus de précision dans un futur roman. En tout cas, je vous le dis, dans la première version des Chaînes d'Eymerich, il devenait complètement fou à la fin. C'était cela sa fin. Après j'ai décidé : non, le personnage me plait trop, je vais l'employer encore.
Et faire durer son agonie...
V. E. : Oui! (rire)
Dans Nicolas Eymerich, inquisiteur vous utilisez une documentation scientifique et vous faites des prospections très troublantes, pouvez-vous nous dire jusqu'à quels points vos références scientifiques sont exactes?
V. E. : Mes références scientifiques sont très exactes, mais elles viennent de théories secondaires peu connues, pas complètement acceptées par la science. Par exemple, la théorie des psytrons, contenue dans mon premier roman, est une théorie réelle, je l'ai trouvée déjà faite, complète, mais évidement c'est une théorie hérétique que la science n'accepte pas. En tout cas lorsque je parle de théories hérétiques comme, par exemple, celle de Willhem Reich, dans les Mystères de l'inquisiteur Eymerich (l'énergie orgonique, ndlr) , tout ce qu'il dit a déjà été écrit par un autre, il n'y a aucune invention. Donc il y a une certaine exactitude mais, dans le même temps, une liberté d'adopter les théories qui servent mon histoire.
As-tu un intérêt pour l'Alchimie?
V. E. : Je donne même des conférences sur l'Alchimie. C'est un thème qui m'intéresse beaucoup puisque c'est un thème avec un très fort symbolisme. J'adore les écrits de Jung à ce propos et je suis un petit collectionneur de textes alchimiques. Je trouve que c'est une grande littérature, très curieuse, très forte. Un texte alchimique est toujours une aventure intéressante de ce point de vue. En général je crois que, à part une possible efficacité pratique, le but de l'Alchimie était plus intéressant qu'une chimie élémentaire, c'est quelque chose de complètement différent, c'était imiter Dieu, en créant. Ca c'est une grande opération, c'est une forme de prière. Au début c'était sincèrement spirituel et après on veut fabriquer de l'or. Non ! Ca n'est pas important. Moi je trouve cela très beau, je cultive un peu le mystère.
Pratiques-tu une recherche spirituelle?
V. E. : Je m'interroge moi-même sur beaucoup de problèmes. C'est une forme de mysticisme. Je crois que l'on est sur la Terre pour se perfectionner, pour comprendre ce que l'on est et où l'on va. Donc je mêle mes intérêts historiques, psychologiques, et même alchimiques dans le domaines des religions mais sans en accepter aucune...
Peux-tu nous parler de ton goût pour le feuilleton populaire : Gustave Lerouge, Sax Rohmer..?
V. E. : J'ai toujours adoré la littérature populaire, surtout lorsque j'étais très jeune, je lisais beaucoup de littérature populaire française. Mon préféré était sans doute Fantomas mais aussi Arsène Lupin de Maurice Leblanc, Rocambole, ou des personnages comme ça, souvent des voleurs ou même des assassins. On retrouve quelque chose de tout cela dans Eymerich. Dans le feuilleton j'aimais beaucoup la capacité de créer des intrigues, plus le roman était compliqué, plus je l'appréciais. Je crois que c'est une partie très importante de la littérature populaire. A mon avis c'était une littérature qui, souvent, exprimaient des idées politiques, et même subversives, pour leur temps. Je me rapporte à l'anarchie, par exemple, ou il y a d'autres auteurs, comme Eugène Sue, qui étaient presque socialistes. C'était beaucoup pour leur époque, surtout ils savaient parler au lecteur plus directement qu'un agitateur politique.
Je ne vois pas beaucoup de sexe dans vos romans, je pense surtout au mariage entre le roman populaire, le roman pornographique et la science-fiction qu'a effectué Phillip José Farmer avec ses romans Comme une bête et Gare à la bête. Que penses-tu de cet élément?
V. E. : S'il n'y a pas de sexe dans mes romans, dans les premiers, c'est que le protagoniste est un prêtre et donc il n'est pas le personnage idéal. C'est tout à fait différent du feuilleton que j'écris sur Nostradamus qui est plein de sexe. Cela dépend, la saga d'Eymerich n'est pas l'idéal pour ce type de message. Il y a quelque chose à partir du cinquième roman...
Quels sont tes goûts en matière de cinéma?
V. E. : Ils sont très variés. J'adore tout le cinéma bis, tout, avec un penchant particulier pour le western spaghetti, pour la science-fiction des années cinquante, pour tous types de produits, films d'horreur très économiques... Je trouve que dans le cinéma bis il y a beaucoup d'idées géniales qui sont exprimées de façon plus directe que dans le grand cinéma puisque, pratiquement, le metteur en scène étant un mauvais, il peut s'exprimer comme il veut, sans contrôle, sans problèmes avec les effets spéciaux trop compliqués. J'aime tout le cinéma en général et pas seulement la série B mais aussi le grand cinéma. Ce que j'aime peut-être moins, c'est le cinéma de science-fiction avec beaucoup d'effets spéciaux. Je préfère le premier cycle de La guerre des étoiles mais l'épisode qui vient de sortir me semble d'une laideur insupportable comme beaucoup de films de science-fictions récents, avec des exceptions intéressantes comme Dark city, Guattaca, Matrix, Cube... Il y a des films de ce type que j'aime. Le grand spectacle, les vaisseaux spatiaux et tout ça ne m'intéressent pas.
Peux-tu nous parler de ta participation à l'association Aelita (1) ?
V. E. : Aelita, c'est une association professionnelle européenne de science-fiction, même si il y a des américains. On l'a créée récemment, on avait commencé le travail il y a pas mal de temps. Maintenant on en est aux premiers pas. Elle a quelques finalités, déjà très précises, par exemple diffuser une certaine image adulte de la science-fiction et défendre les droits de ceux qui agissent dans le domaine de la science-fiction. On a des idées comme faire des anthologies européennes périodiques, faciliter les traductions d'une langue à l'autre...etc... mais on vient de commencer tout ça. Moi je suis celui qui a eu l'idée initiale, maintenant je suis le président de l'association. On va voir si on va réussir à continuer. Elle est basée est en Suisse.
Quel est ton intérêt pour l'AAA (2) ?
V. E. : Je connais seulement la branche italienne. J'ai été plusieurs fois invité à des manifestations qu'ils ont tenues. Ce que je trouve intéressant c'est que c'est une sorte de post-situationnisme très particulière, appliquée à un domaine très spécial avec des réflexes musicaux surtout, mais aussi d'autres types. Je regarde cela avec une grande sympathie mais je ne fais pas partie de l'association. Je participe assez souvent à l'activité italienne.
Les côtés métaphoriques, de supercherie, vous semblent d'à propos dans le contexte idéologique et politique actuel ?
V. E. : Dans une société du spectacle, le spectacle peut être une arme pour contester le pouvoir. Moi je trouve que dans une période où l'imaginaire est soumis et colonisé, même la folie peut avoir un rôle libérateur. A part ça, je ne peux pas beaucoup parler de l'AAA, il faut le demander à ceux qui y participent...
Dans les manifestations de l'AAA viennent souvent en premier plan, au niveau musical, les musiques électroniques, industrielles et bruitistes. Quelle sont vos goûts musicaux?
V. E. : Je dois dire que mon intérêt premier était pour le punk et, maintenant, pour le heavy-métal. Moi j'ai vécu ma jeunesse dans les premiers centres sociaux italiens, on avait des groupes punk qui venaient de toute l'Italie et même des Etats-Unis. J'ai connu un peu tout ça : Jiello Biafra, Black Flag, etc... Ca c'était ma musique. J'allais très souvent en Angleterre pour des concerts de punk ou même de skin-head. J'aimais beaucoup la musique Oï. Après j'ai un peu changé et maintenant je préfère la musique métal mais pas toute, une partie : celle qui ressemble le plus à la musique que j'adorais quand j'étais jeune. J'aime bien Sepultura, Panthera... le plus dur.
Napalm Death...
Oui (rire).
Peux-tu nous parler de l'avenir d'Eymerich, s'il en a un...?
V. E. : Je suis en train d'écrire le volume huit qui est une bande-dessinée. J'écris aussi un feuilleton sur Eymerich pour la radio. Ils deviendront des bouquins mais les expressions primaires n'ont pas d'importance. C'est la bande-dessinée, la radio, il y a même un film qui est pensé, et tout ça... Je parle de l'expression multimédiatique de mon personnage. Je crois que le cadre de la littérature doit s'ouvrir le plus possible aux gens qui, peut-être, ne lisent plus mais sont exposés à la spectacularisation générale.
(1) Association Européenne pour une LITérrature Autre. Basée à la "Maison d'Ailleurs" en Suisse, elle est pilotée par Patrick Gyger, Bruno Della Chiesa (fondateur d'Utopia) et Valerio Evangelisti.
(2)
AAA, Association des Astronautes Autonomes, qui a jouée de la musique
électronique lors des soirées thema SF en Of d'Utopia au Lieu
Unique à Nantes. L'Association des Astronautes Autonomes est un réseau
international de gens qui se consacrent à la promotion de l'exploration
spatiale indépendante selon d'autres considérations que technologiques
(artistiques, musicales, politiques, sociologiques, etc...).