JACK O'CONNELL - et le verbe s'est fait chair


Les mots dans le sang de la ville

Loin des codes du très classique roman noir américain, Jack O'Connell détruit la mythologie du genre, et reconstruit un chaos singulier, via la Littérature.
Créateur et "cartographe" méticuleux de Quinsigamond, Jack O'Connell poursuit la chronique d'une cité imaginaire et infernale, spirale urbaine de tous les péchés avec " Et le verbe s'est fait chair " (Ed. Rivages/Thriller). Une imagination diabolique, un style baroque. Eblouissant.
C'est ce qui, le plus souvent, fait du polar un "sous-genre": le manque d'écriture, le non-souci littéraire, la même histoire réécrite cent fois et sans inspiration, et le diktat du "réalisme" contre l'imagination. Mais O'Connell n'est pas tombé dans le piège du thriller classique psalmodique. Il est auteur d'un style singulier -qui est parfois une "conversation" avec le lecteur- et livre des histoires nourries de tout ce que l'imagination peut offrir quand on prend le temps de lui faire confiance. C'est un pari risqué, et réussi, pour un écrivain qui en devient inclassable.
L'auteur développe et multiplie les points de vue, les réflexions sur le Bien et le Mal, brouillant définitivement les réponses, comme une cacophonie hallucinée. Et il prévient: "Je décline toute responsabilité dans la scène à laquelle vous assistez (...) A présent regardez attentivement. Ils préparent leurs instruments. Je regrette que vous ne puissiez pas tenir vous même les couteaux; cela vous rendrait la chose infiniment plus tangible".
L'univers incandescent d'O'connell est bâti sur une mosaïque des plus cruelles perversités humaines: toxicomanie, esclavage, barbarie, pornographie... La ville de Quinsigamond concentre tous les péchés, elle est une mauvaise conscience en liberté, terrain glissant et favorable à l'essence criminogène de la société. Les romans d'O'Connell sont des plongées en enfer, dans une ville fantomatique, qui, en rupture avec l'Amérique triomphante, est une géniale invention. Cette ville n'existe pas; elle n'est pas une caricature exagérée d'une grande métropole de la côte Est, mais une monstruosité issue d'une imagination terrifiante.
Et l'on arpente le chaos qui règne à Quinsigamond -"Où un meurtre est comparable à une "conséquence des affaires" (...) une réduction de salaire, ou des heures supplémentaires"-, comme Alice, à travers un miroir auquel chacun aimerait résister. Avec Et le verbe s'est fait chair, O'Connell traque les pouvoirs -occultes, démoniaques ou rédempteurs- des mots. L'histoire est difficile à résumer, comme si l'enfer était fait d'innombrables labyrinthes... Gilrein -persuadé que le monde fonctionne ainsi: "Pour chaque vaccin nous avons concocté deux poisons"- a quitté la police, suite à la mort de sa femme, Ceil, qui traquait une secte des éradicateurs de tout langage écrit. Elle travaillait avec un étrange flic-prêtre, Lacazze; Gilrein, devenu chauffeur de taxi, est en cavale, poursuivi par ceux qui pensent qu'il détient un livre d'une singularité absolue, oeuvre d'art par excellence; le caïd Kroger veut cet ouvrage à tout prix; Otto Langer est torturé par un épouvantable souvenir: l'extermination d'une communauté de juifs à Maisel, en Europe centrale, broyés par une machine infernale... Et le Livre mystérieux, dont tout le monde est en quête, serait lié à cet acte de barbarie...
Gilrein est hanté par les mots du "carnet" de sa défunte femme: "Soit tu vis, soit tu consignes la vie des autres". La volonté de savoir, pour Gilrein, lui vaudra d'avoir la bouche cousue -au sens propre... Selon lui, les voies de Dieu sont surtout "perverses", à défaut d'être impénétrables, et "la folie est toujours une singularité (...) Quand un homme bascule dans l'irrationalité, c'est une chute solitaire, sans précédent. Cette conviction est issue de cette espèce de vérité fulgurante, pressante, parasite, qui siège au fond de l'estomac, sans origine ni fin connue, comme un rédempteur légendaire et finalement condamné".


Cédric Fabre