GEORGE P. PELECANOS - tout se paye
L'entame
vous cueille comme une balle perdue : douze pages électriques autour
de trois ados surarmés, aussi féroces que les combats de chiens
sur lesquels ils parient. Une poussée d'adrénaline toute de dialogues
en slang (argot), injures entre potes, défis, intimidations... A ceux
qui en douteraient, George Pelecanos prouve d'emblée qu'il reste au diapason
de la rue, et qu'il ne déroge pas d'un iota à la ligne qu'il s'est
fixée. Tenir une chronique du Washington D.C. populaire ; «D.C.»,
la ville qui l'a vu naître il y a quarante-six ans, le décor de
toute son oeuvre (une dizaine de parutions à ce jour). La capitale des
Etats-Unis, donc, qui concentre les instances du pouvoir politique et administratif
dans les mains des Blancs quand la majorité de sa population est noire
; la capitale américaine du crime aussi. A lire Tout se paye, l'injonction
humaniste choisie en exergue, «Ne regarde pas un homme de haut... sauf
si tu t'apprêtes à le relever», tient dans ces lieux du vœu
pieu.
Tout se paye reprend le tandem de détectives apparus l'an dernier dans
Blanc comme neige. Derek Strange, un quinquagénaire noir plutôt
cool, accro à la musique afro-américaine des années 70,
est installé à son compte ; un petit business d'enquêtes
privées qu'il mène rondement, fort d'une longue expérience
et de ses contacts dans la communauté black. Terry Quinn, lui, est un
trentenaire blanc au sang chaud qui écoute plutôt Springsteen ;
ex-flic, il fait le libraire depuis qu'il a tué un de ses équipiers.
Strange, qui connaît ses talents d'enquêteur tout en se méfiant
de sa susceptibilité, lui confie de temps à autre une affaire:
là, aider une association de défense de prostituées à
localiser une jeune fugueuse reconvertie dans le tapin. Pendant ce temps, Strange
passe au peigne fin les activités d'un jeune homme d'affaires noir décidé
à épouser la fille d'un de ses vieux amis : le train de vie du
prétendant, ses connexions avec les milieux de la musique et de la rue
inquiètent le beau-père potentiel. La routine pour Strange, qui
peut continuer à coacher une équipe de foot américain composée
de gamins d'un quartier pauvre. Mais c'est sur ce terrain a priori protégé
qu'intervient la tragédie : le meurtre par balles d'un des enfants et
de son oncle, junkie notoire.
Entre drogue, prostitution et libre circulation des armes, la partie est tendue,
sanglante, désespérante. Pourtant, Pelecanos n'en rajoute pas,
plutôt précis que disert. Comme dans cette scène où
Strange fait un crochet par la cité où vivait le gamin noir assassiné.
Trois phrases lui suffisent pour créer un climat : «A l'extérieur
des bâtiments, il n'y avait pas grand monde. Un jeune garçon fumait
une cigarette, assis sur une balançoire du terrain de jeux, au milieu
de la cour plongée dans le noir. On distinguait les silhouettes mouvantes
de joueurs de dés et de fumeurs de joints dans les cages d'escalier.»
Ensuite, enchaînement sur un dialogue, avec un sens du «cut»
qui rappelle que Pelecanos, grand fan de musique, l'est aussi de cinéma.
Ce savoir-faire de la scène, sauve certains passages casse-gueule, par
exemple quand Strange fait (intérieurement) le procès des autorités
qui ne réagissent qu'aux crimes montés en épingle par les
médias. Pelecanos dénonce mais évite le manifeste. Cela
fonctionne aussi pour un aspect plus inattendu et diffus du roman, son côté
«portraits croisés d'Américains» : Tout se paye présente
un spectre conséquent de personnages masculins, afro-américains
comme blancs, et, de l'ado à l'homme mûr, pose un vrai regard sur
le rapport à l'âge, au sexe, à la femme et à la société,
notamment via Strange, l'établi, amoureux mais infidèle à
la belle Janine, et Quinn, le paria, célibataire qui rêve d'une
relation stable. Là encore, Pelecanos y va franchement mais sans s'ériger
en détenteur de vérité.
Sabrina CHAMPENOIS
Derek
Strange est un détective privé noir, type fatigué qui fait
encore le coup de poing, boit trop de bière et fréquente les salons
de massage chinois. Il fait équipe avec Terry Quinn, ex-flic blanc, exclu
de la police, jeune, agressif et imprévisible, travaillant à mi-temps
dans une librairie d’occasion. Tous deux arpentent des quartiers chauds,
martyrisent leurs prostituées et font la nique à la police en
gardant sur eux des kilos de drogue et des armes interdites. On est loin de
la Maison-Blanche et des rues bourgeoises. Ici, les gamins rêvent de ressembler
à leurs grands frères proxénètes quand ils ne meurent
pas d’une balle de trop. Strange et Quinn sont sans illusion mais refusent
de baisser les bras.
Georges Pelecanos ne raconte pas d’aventures exceptionnelles, il plonge
son lecteur dans un quotidien brutal, où la légalité est
fluctuante. Ses deux héros n’oublient jamais de se placer du côté
des faibles, quitte à faire justice eux-mêmes. Sentimental, le
romancier aime aussi les histoires d’amour impossibles et place l’amitié
et la solidarité au-dessus de tout.
C’est ce mélange d’émotion et de rudesse, de poésie
et de lutte au couteau qui donne à chacun de ses récits une justesse
de ton que les chansons de James Brown et de Stevie Wonder viennent ponctuer
en version soul…
Comme toujours, Pelecanos brosse le portrait d’une Amérique tourmentée
mais son sentimentalisme tendu reprend le dessus, laissant une lueur d’espoir
dans un monde pourri.
Christine Ferniot