JEAN-CLAUDE DEREY - TOUBAB OR NOT TOUBAB
Une véritable enquête sur les maux de l'Afrique.
Si
la moyenne d'âge dans ce roman est particulièrement peu élevée,
c'est que l'espérance de vie ne l'est guère davantage. Le héros
a douze ans. On y croise des prostituées de quinze ans, et les pires
truands dépassent à peine la vingtaine d'années. Quant
à faire le décompte de tous ceux qui meurent au fil du récit,
ce n'est même pas la peine d'y penser. C'est un projet assez étrange
et plutôt difficile à réaliser que d'écrire un roman
policier se déroulant en Afrique. Quel intérêt peut bien
représenter une enquête, aussi passionnante soit-elle, une histoire
de vol ou de meurtre, quand tout autour la misère, le sida, les guerres
tribales tuent les gens par milliers, quand des gamins sèment la terreur
dans les rues, armés d'une kalachnikov qu'ils peuvent à peine
porter ! Les petites turpitudes de la vie ordinaire deviennent bien falotes
en comparaison. C'est là où la réussite de Jean-Claude
Derey est impressionnante.
Sur la trame classique d'un vrai roman policier avec gendarmes, voleurs, enquête,
suspense et tout ce qu'il faut, il brosse un tableau hallucinant de toutes les
plaies de l'Afrique sans pour autant tomber dans le pamphlet géopolitique
ou le prêche humanitaire. L'histoire d'un petit berger mauritanien échoué
dans un bidonville d'Abidjan devient une sorte de parcours initiatique, une
visite guidée des cercles de l'enfer. Hondo avait sept ans quand sa mère,
avant de mourir, l'a confié à Housseïni, le chamelier. Celui-ci
ne voit en lui qu'une bouche de plus à nourrir et le traite comme un
chien.
Un jour, un ouragan se lève dans le désert, emporte les chameaux
et leur gardien. Hondo n'a pas le choix ; la perte d'un seul chameau est une
faute passible de mort. Alors la disparition de tout le troupeau ! Il n'a qu'une
solution : fuir le plus loin possible la colère d'Housseïni.
C'est ainsi qu'il se retrouve à douze ans à Abidjan parmi les
épaves d'autres naufrages plus tragiques encore que le sien. Dans ses
rêves les plus fous, ce Petit Poucet des sables se voit bien gagnant beaucoup
d'argent, rachetant les chameaux, rentrant au campement en héros pour
épouser Yasmine, la fille du chamelier.
La réalité est un peu différente. Mais Hondo ne se laisse
pas si facilement démonter. Il y a du Gavroche en lui et aussi de l'Oliver
Twist. Il est à la fois fragile et rudement culotté, sage et naïf.
Il a une façon de qui désarçonne tout le monde, grâce
à l'habitude prise au désert de s'exprimer par proverbes, car
" un berger au milieu des sables joue de la flûte en inventant des
proverbes, pour ne pas devenir fou ". C'est son seul bagage et il s'en
sert volontiers, ce qui donne des échanges du genre : " La poule
ne doit pas avoir pour fiancé le chat sauvage, mon président !
Les termites sont loin de la Lune ! On ne sait pas si le petit poisson sue sous
l'eau, Hondo ! Oui mais l'anus n'est pas au courant de la voûte céleste,
commissaire ! "
La vraie trouvaille du livre, c'est l'inversion systématique de tous
les codes du roman policier. Hondo, qui assume le rôle du coupable tout
au long de l'histoire jusqu'au dénouement atroce, n'est coupable que
parce qu'il se croit tel. A cause de cette faute initiale, la perte des chameaux,
ce crime imaginaire qu'il croit inscrit sur son visage, aussi évident
que le nez de Pinocchio. C'est là sa principale faiblesse, que tous sauront
parfaitement exploiter. A commencer par deux truands, Bombo et Doumbia qui,
sous prétexte de le protéger, l'utilisent comme cambrioleur et
l'associent à leur petit commerce qui consiste à attaquer les
passants pour leur trancher les mains, gris-gris très recherchés
par les fabricants de remèdes divers.
Dans les bas-fonds de Treichville, les tribulations de Hondo sont l'occasion
d'une galerie de portraits étonnants. Monsieur Félix par exemple,
un " Blanc pur porc ", nostalgique du temps des colonies, et propriétaire
du magasin Y'a Bon Photo. Il court le pays armé d'un appareil, avec Hondo
pour assistant, pour traquer le scoop, toujours en vain. La femme qui venait
d'accoucher d'un grillon a justement laissé échapper sa progéniture
avant qu'il n'arrive. La chèvre qui s'était mise à parler
pour annoncer que le sida est une juste punition du non-respect des Dix Commandements
vient malencontreusement de mourir. Le cynisme des uns se nourrit de la crédulité
des autres et la corruption est générale. La bonne vieille opposition
du bien et du mal, fondement même du roman policier, est ici sérieusement
mise à mal. C'est tout le système qui est irrémédiablement
gangrené. Personne ne joue le rôle qu'il est chargé de tenir.
Ainsi Monsieur Cornélius, haut fonctionnaire du HCR qui pousse le sentiment
humanitaire jusqu'à un amour immodéré des petits garçons.
Ou le commissaire Zéphyrin, qui manipule en virtuose toute cette cour
des miracles.
Le mélange de rouerie et de candeur de Hondo qui, dans cette jungle impitoyable,
se prend pour un grand criminel, est à la fois touchant et dérisoire.
Car il n'existe aucun espoir d'échapper à cet univers totalement
désespéré, ni pour Boubakar, l'enfant soldat rescapé
du Sierra Leone, ni pour Nathanaël, qui se défonce à mort
pour oublier son enfance ravagée, ni pour Moustique, qui rêve d'embarquer
clandestinement sur un cargo. Ni pour Hondo, qui croit comprendre le monde alors
qu'il ne fait que s'empêtrer dans les liens d'un complot qui le dépasse.
Il serait dommage que Toubab or not toubab soit réservé aux seuls
amateurs de romans policiers. Cette épopée infernale est aussi
un beau roman sur l'enfance et une vision lucide et courageuse de certaines
réalités qu'on préfère généralement
oublier.
Gérard Meudal