DAVID PEACE - Tokyo année zéro


En langue originale anglaise comme en traduction française, le titre de ce roman de David Peace (né en 1967) renvoie très explicitement aux images en noir et blanc, d'apparence presque documentaire, du grand film de Rosselini, Allemagne année zéro. Même si les ruines, ici, ne sont pas celles de Berlin, mais celles de la métropole impériale japonaise que les bombardements américains ont transformée en un vaste cimetière. Une nécropole où gisent à fleur de terre des centaines de milliers de cadavres. Un mouroir tout autant, où les survivants luttent contre la faim et les épidémies, contre une violence débridée à laquelle la guerre récente semble avoir ouvert toutes grandes les vannes, contre le désastre moral collectif qui est, toujours et en tous lieux, le lot des vaincus.

Ce 15 août 1946, l'inspecteur Minami est appelé sur les lieux d'un crime, le jardin d'un temple à l'abandon : « Dans cette clairière où les hautes herbes ont été aplaties, où le soleil l'a trouvée, elle est là ; sur le dos, nue, la tête légèrement sur la gauche, le bras droit tendu, le gauche contre le flanc, elle est là ; jambes écartées et genoux fléchis, elle est là... » Mais que pèsent cette jeune femme inconnue et le supplice par elle enduré, à l'aune des atrocités perpétrées à grande échelle durant les années de guerre, à l'aune de tous ces morts que la ville dévastée, hébétée, n'a pas assez de larmes pour pleurer ?

Cette interrogation d'essence morale est au cœur de Tokyo année zéro, premier volet d'une trilogie annoncée, qui, dans la bibliographie de Peace, s'inscrit notamment à la suite du cycle dit « Red Riding Quartet » (éd. Rivages, 2002-2005) : quatre romans labellisés « noirs », fermement ancrés dans l'histoire sociale récente de la région natale de l'écrivain, le Yorkshire - une histoire qui rime avec déclin industriel, avec abandon, avec défaite. L'auscultation de la défaite, le souci de se placer du côté des perdants et d'envisager l'histoire à travers leurs yeux : c'est certainement ce qui fait le lien entre la tétralogie anglaise et le nouveau cycle japonais ici inauguré. Défaite sociale dans le premier cas, défaite militaire et nationale de l'autre, et chaque fois, la mise en œuvre de la responsabilité de l'écrivain telle que la vit et l'éprouve David Peace : évaluer l'ampleur de la débacle, sonder la profondeur du vide moral qu'elle génère et la façon dont, dans ce vide, le mal trouve à éclore et prospérer.

A Tokyo, en cet immédiat après-guerre, c'est l'inspecteur Minami qui est son émissaire. C'est sa voix qui déroule l'histoire. Ou, pour mieux dire, ses « voix » : celle, publique, minimaliste et factuelle comme un procès-verbal, qui raconte la ville réduite en cendres, la dureté de l'occupation américaine, et dans ce décor effroyable et hyperréaliste, l'évolution patiente de l'enquête sur les traces d'un tueur en série ; et celle, intérieure et fiévreuse, de l'homme tourmenté, car trop conscient de ses faiblesses et de ses hontes, époux infidèle et père distant, affligé sous le poids d'une culpabilité suraiguë et protéiforme, hanté par les souvenirs atroces de la répression japonaise en Mandchourie à laquelle il a participé.

Ces différentes voix qui émanent de l'inspecteur, Peace les fragmente, les colle, les juxtapose, composant avec ce matériau faussement désordonné une prose savante, dense et sensuelle. Grand lecteur de Burroughs, autant que de James Ellroy, l'Anglais joue notamment avec les répétitions lancinantes, les onomatopées, les incantations, les ruptures de ton, pour tisser un récit lyrique et envoûtant, qui tient du poème autant que du pur roman. Déployant un geste littéraire qui évoque très directement celui de T. S. Eliot et son Waste Land : « Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière. »
 
Nathalie Crom.