DENNIS LEHANE - ténèbres prenez-moi la main

Entretien avec Denis Lehanne, 35 ans qui situe une intrigue particulièrement sordide dans une ville dont le passé huppé n'est plus qu'un souvenir.


Boston envoyé spécial

Où les lecteurs d'Un dernier verre avant la guerre, le premier roman de Lehane, retrouvent Patrick Kenzie et Angela Gennaro. Et les autres font connaissance avec ces deux trentenaires, amis d'enfance devenus «privés» à Boston. Cette fois, le et la détective sont alertés par un prof de criminologie de leur connaissance sur les menaces qui fondent sur une femme apparemment comblée. Qui est le type mystérieux qui l'appelle pour lui promettre pire que la mort? Dans cette aventure, le couple de flics privés va se frotter avec la mafia du nord de la côte Est. Ils vont aussi voir revenir à la surface de vieilles affaires, dont une qui met en cause un serial killer déjanté et dégoûtant. Pour Kenzie, cette enquête réveille de sales souvenirs et aura un goût de cendres. Ce deuxième roman policier de Dennis Lehane, très noir, n'a pas eu aux Etats-Unis le succès que d'autres livres postérieurs du même ont rencontré. C'est pourtant l'affirmation d'un talent encore jeune (Lehane a 35 ans) mais plus que prometteur. Rencontre avec l'auteur à Boston.

Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire des romans policiers?

A 18 ans, je suis parti à l'université pour apprendre la littérature et, pendant sept ans, j'ai cessé pratiquement d'ouvrir des romans noirs. Je m'y suis remis dans les années 80 et j'ai dévoré tout ce qui sortait à l'époque. Par exemple, les romans de James Ellroy, d'Elmore Leonard (le Leonard des années 80 est encore aujourd'hui celui que je préfère), Donald Westlake, James Lee Burke, Robert Parker et j'ai aussi été très frappé par The Last Good Kiss, de James Crumley. J'ai lu les classiques dans mon adolescence et je n'étais plus intéressé que par les livres qui parlaient des Etats-Unis d'aujourd'hui.

Avez-vous des relations avec la police de Boston?

Je n'en ai pas eu besoin. Comme tous les gens de la côte Est, je suis friand de journaux, et spécialement des pages de politique et de faits divers. J'ai aussi beaucoup lu de livres et vu de films. Je n'ai jamais fait d'enquête sur les flics de Boston. Je sais comment ils travaillent. J'ai maintenant un beau-frère policier, mais je lui pose assez rarement des questions. Je ne suis pas de ces écrivains qui se renseignent minutieusement avant d'écrire.

Le passé, lugubre, est très présent dans «Ténèbres, prenez-moi la main».

Flannery O'Connor a écrit quelque part que l'on écrit sur ce qui vous est arrivé ou sur ce que l'on a vu avant d'avoir 18 ans. J'ai été marqué par les années 70. Par les groupes d'autodéfense contre le crime qui se sont formés à cette époque, par leur idéologie très réactionnaire...

Dans votre précédent livre («Un dernier verre avant la guerre»), il y avait un fantôme très important, le souvenir du père de Kenzie, votre héros. Il était décrit comme violent et sadique. Il réapparaît ici et devient carrément un assassin. Vous avez eu des problèmes avec votre propre père?

Oh non! Mon père est un type super, un architecte. En fait, le père de Kenzie est le premier personnage que j'ai créé pour cette série de romans. C'est une création très théorique. J'avais l'idée que, quand mon détective enquêtait, il faisait aussi une recherche sur son passé. Dans ce contexte, il était tentant de lui attribuer un père vicieux et violent.

Vous vous servez beaucoup de votre environnement bostonien...

Je triche un peu. Le Boston que je décris est très marqué ethniquement. On passe d'un quartier italien, à un district irlandais ou juif. Cela ressemble plus au Boston d'hier qu'à celui d'aujourd'hui. A l'époque, on changeait de rue, on changeait d'Europe. On voyageait d'Italie en Irlande sans prendre l'avion. Aujourd'hui, tout est plus mélangé. Dans un sens, c'est mieux; dans un autre, on y a perdu en diversité.

Dans «Un dernier verre avant la guerre», nous découvrions que Boston, une ville qui passe pour libérale, souffrait d'un racisme violent et d'une guerre des gangs très féroce.

Quand j'ai écrit ce livre, cette guerre des gangs faisait rage. Elle s'est apaisée, mais elle risque de reprendre bientôt. Cette violence est chronique. Les années 70 ont été marquées par des émeutes, des révoltes contre la ségrégation. A Boston, il n'y a pas que le racisme ordinaire, il y a aussi un racisme institutionnel, qui touche la police, la justice et la politique.

On apprend dans votre livre qu'à Boston les affaires louches sont supervisées par la mafia de Providence, la petite capitale de l'Etat du Rhode Island.

C'est étrange mais véridique. Toutes les grandes familles qui règnent sur le milieu au nord de New York y résident.

Vous lisez beaucoup de polars aujourd'hui et lesquels?

Depuis que je suis devenu écrivain professionnel et que j'en vis pleinement, j'en lis beaucoup moins. Je sais trop comment ils sont faits et, quand j'en ouvre un, je comprends trop vite où l'auteur veut aller. Je ne lis pratiquement plus que les livres de Michael Connelly, George Pelecanos ou de Daniel Woodrell. Je ne connais pas Woodrell, mais Pelecanos et Connelly sont devenus mes amis.

Combien de livres avez-vous publiés aux Etats-Unis depuis «Ténèbres, prenez-moi la main», qui est le deuxième publié en France?

Trois. J'écris en ce moment un sixième roman, le premier sans Gennaro et Kenzie, avec des personnages nouveaux. Je vis de mes livres depuis mon troisième roman, qui s'est vendu il y a quatre ans à plus de 60 000 exemplaires. Avant, je gagnais ma pitance en conduisant des limousines. Je passais le plus clair de mon temps à attendre mes clients. Et alors, je pouvais écrire.