SAN-ANTONIO - San-Antonio
Un héros furieusement gaulois, des drames joyeux, une langue étourdissante de verve et de gouaille, une philosophie rigolarde : voici la recette de Frédéric Dard.
C’était une époque où la France avait encore des cinémas de quartier et une littérature de gare. Les années 1950 voyaient fleurir des affiches aux couleurs criardes et rutilantes pour des drames où les truands se tuaient en noir et blanc. Ils parlaient en argomuche, fallait pas toucher au grisbi, et pourtant leurs histoires marquées par l’honneur et la fatalité ressemblaient à des tragédies grecques.
Quand on sortait de la dernière séance, on prenait parfois le train, non sans avoir fait jouer les tourniquets remplis de romans de la Série noire, du Fleuve noir ou de Ditis. Le temps d’un trajet, les permissionnaires, les employés fatigués ou les femmes seules oubliaient les tickets de ravitaillement, la pénurie de logements et l’instabilité gouvernementale en lisant des livres violents racontant des histoires de privés durs à cuire, seuls dans la grande ville. Ils étaient écrits par des auteurs américains que les GI de 1944 avaient apportés dans leur paquetage avec le tabac virginien, les bas Nylon et le chewing-gum.
Et quand les Américains n’étaient plus assez nombreux pour satisfaire à la demande, si Chandler, Hammett ou Goodis ne suffisaient pas, les éditeurs faisaient appel à des faux plus vrais que nature, comme les Anglais Peter Cheyney et James Hadley Chase, ou même à des Français comme Léo Malet, qui se rebaptisait Frank Harding.
Le succès de San-Antonio, somme toute assez foudroyant et qui dure depuis soixante ans, s’explique peutêtre par un choix du contre-pied, une intuition fondatrice de Frédéric Dard. Il est alors un jeune Lyonnais pauvre, doué, obligé de nourrir sa famille avec la seule chose qu’il sache faire : écrire. Il sévit dans le journalisme et la littérature populaire, la seule rentable, comme le fit avant lui son illustre confrère liégeois, Georges Simenon, qu’il rencontra et dont il adapta pour le théâtre La Neige était sale.
L’intuition de Frédéric Dard, c’est que l’imaginaire national a de nouveau besoin d’un héros français, et même typiquement français. Il se souvient de sa grand-mère lui lisant les Trois Mousquetaires ou le Bossu, les Pieds Nickelés ou Arsène Lupin. Il sait que le héros français, celui qui saura marquer plusieurs générations, est un mélange de courage, de gouaille, d’élégance, de panache et d’humour. Malgré son nom de consonance espagnole dont la légende veut qu’il ait été choisi en faisant tourner un globe terrestre et en l’arrêtant au hasard avec la pointe d’un crayon sur une ville du Texas, le commissaire San-Antonio sera ce nouveau héros français. Et il sera le premier dans l’après-guerre à s’assumer avec un pedigree aussi aimablement chauvin. Même son concurrent le plus sérieux, OSS 117, créé par Jean Bruce, se contente d’une origine française et continue d’œuvrer pour les États-Unis.
Frédéric Dard, qui n’a pas 30 ans quand il écrit Réglez-lui son compte, en 1949, la première aventure du “chéri de ces dames”, a certes appris l’art du rythme, du suspens, de l’intrigue à rebondissements chez les nouveaux maîtres anglosaxons, mais il va faire de San-Antonio un héros bien de chez nous qui aime, comme dans une chanson de Trenet, la France, sa mère et les femmes qui ont les yeux bleus. Vous avez souvent vu, vous, un homme d’action, séducteur en diable, rentrer sagement dormir dans le pavillon de sa chère maman à Saint-Cloud ?
Dans ses premières aventures, son statut est encore flou. Il est tantôt commissaire aux services secrets, tantôt flic résistant et ses enquêtes se déroulent dans le Paris de l’Occupation ou dans la ville natale de son créateur, Bourgoin- Jallieu. C’est moins exotique que New York et San Francisco et pourtant ça plaît, à l’exception du premier titre, au point de devenir la plus grosse vente du Fleuve noir, qui lui demande cinq titres par an dès 1954, comme nous l’explique François Rivière qui dirige la réédition en deux volumes dans la collection “Bouquins” des 19 premières aventures de San-Antonio. Le plus drôle, c’est que Frédéric Dard considérera d’abord cette production comme secondaire et continuera parallèlement à écrire des “romans durs”, comme Simenon nommait les titres qu’il écrivait en alternance avec ses Maigret.
Seulement, force est de constater que le succès est d’abord au rendez-vous avec les San-Antonio. Bientôt d’ailleurs, le nom du personnage devient celui de l’auteur qui s’éclipse des couvertures souvent dénudées, dessinées par le fascinant Michel Gourdon. On dépasse très vite et largement le cercle du lectorat habituel de ce genre de productions. François Rivière cite par exemple cet extrait du Journal de Cocteau, daté du 17 janvier 1957 : « Lu un livre de San- Antonio que je ne connaissais pas, Au suivant de ces messieurs. Ni l’image de couverture ni le titre ne se rapportent à l’intrigue très vivante et très amusante. Une gaieté dans le drame, très neuve, très franche, du genre figure ouverte. Le style désinvolte et voyou n’a jamais l’ombre de la vulgarité de ces abominables gais lurons de la radio, qui interrompent le speaker et veulent tenir le crachoir. »
Cocteau, comme souvent, avait tout compris, jusqu’à en être prophétique. Notre temps qui crève de la gaudriole médiatique et institutionnalisée trouvera bien évidemment un antidote puissant à la lecture de San-Antonio. Non seulement on savoure une formidable galerie de personnages dont le gargantuesque Bérurier et sa femme Berthe ou le cacochyme Pinaud, mais aussi et surtout un style, une langue qui n’appartiennent qu’à Frédéric Dard comme la langue de Céline, une de ses grandes lectures, n’appartient qu’à Céline.
Si l’argot de Simonin, par exemple, y a sa part, il ne suffit pas à épuiser l’inventivité d’un écrivain qui n’hésite pas à changer de registre, à pasticher, à montrer sa virtuosité, voire sa poésie, avant de revenir joyeusement à une crudité gauloise que seuls les becs trop fins confondront avec de la trivialité.
Comme tous les personnages envahissants, San-Antonio va entretenir des relations conflictuelles avec Frédéric Dard. Au détour des intrigues les plus rocambolesques, quelques lignes écorchées vives renverront à des blessures personnelles. Dépassé par Sherlock Holmes, Conan Doyle avait décidé de le tuer dans le Dernier Problème, avant de le ressusciter quelques années plus tard sous la pression du public. Dans le cas de Frédéric Dard, il semble bien que ce soit le personnage qui ait failli tuer l’auteur quand celui-ci, épuisé nerveusement par sa double identité de forçat de l’Underwood, tenta de se suicider une nuit de septembre 1965.
Les choses iront mieux par la suite et San-Antonio se rachètera en donnant à son créateur un succès toujours grandissant et le privilège d’avoir inventé à lui seul un genre littéraire. Car il paraît désormais évident, à la lecture de ces deux premiers volumes, que nous avons affaire à de la littérature à part entière. Une littérature qui ne renie en rien ses origines populaires, comme la comédie au XVIIe siècle, mais qui peut être goûtée comme une nourriture de choix par les estomacs les plus délicats.
La farce “hénaurme”, ubuesque, y côtoie l’aphorisme ciselé dans la plus pure tradition de nos moralistes, et l’intrigue suspend un instant son cours pour laisser place à des citations d’auteurs trop méconnus, comme le grand Louis Scutenaire, ou à des considérations sur l’amour, le temps et la mort, créant une philosophie rigolarde mais poignante,visible jusque dans les titres des romans comme ce définitif C’est mort et ça ne sait pas !
Jérôme Leroy.