NINO FILASTO - la nuit des roses noires


Arriver après les carabiniers, ce n'est pas faire preuve, si l'on en croit la formule consacrée, d'une grande efficacité. C'est pourtant au sens propre le sort réservé aux avocats italiens. Ils arrivent " après les carabiniers, enquête faite et hypothèses solidement étayées ".Même si la nouvelle procédure pénale italienne prévoit que les avocats peuvent être amenés à enquêter eux-mêmes, dans la pratique courante, ils sont réduits la plupart du temps à travailler sur une matière prémâchée. Ce rôle subalterne ne convient pas à Corrado Scalzi, qui n'entend pas rester spectateur des affaires dans lesquelles il intervient mais s'empresse de crever l'écran et d'entrer dans le film. Et s'il est tellement convaincant, c'est que son créateur, Nino Filasto, est lui-même avocat pénaliste. Il a défendu de nombreux terroristes de gauche et plaidé dans des procès qui ont fait grand bruit. Sa connaissance intime de l'appareil judiciaire lui permet d'en dénoncer les lacunes, depuis le système carcéral jusqu'à certaines aberrations de la procédure pénale. Mais les enquêtes de l'avocat Scalzi ne sont pas des pamphlets.
Des pamphlets, Nino Filasto en écrit par ailleurs, et il travaille actuellement à une Storia delle merende infame, inspirée du procès de celui qu'on a appelé " le monstre de Florence " et qui massacrait les couples d'amoureux dans les collines de Toscane. Quand il imagine une intrigue policière, c'est par " une forme de sublimation, pour avoir la possibilité de revisiter l'affaire d'une manière un peu différente tout en s'amusant ".
Parmi les plus spectaculaires, on se souvient de celle qui défraya la chronique en 1984 lorsqu'on repêcha dans un canal de Livourne trois têtes de pierre qui furent immédiatement attribuées à Modigliani. Les spécialistes s'enthousiasmèrent jusqu'à ce que des étudiants avouent le canular et expliquent, preuves à l'appui, comment ils avaient fabriqué les fausses statues. Mais l'histoire ne s'arrête pas là, car les vrais Modigliani existaient bel et bien et pourraient avoir été la propriété d'un ferrailleur qui, dans sa casse de voitures, se prenait pour César.
Au-delà du trafic d'œuvres d'art ou de l'industrie des faussaires, le cas des faux Modigliani étend très loin ses ramifications, jusqu'au blanchiment d'argent par la mafia, le trafic de drogue et les arnaques en tous genres. Le pauvre Corrado Scalzi, avec l'aide dévouée de sa fidèle Olimpia et celle, plus douteuse, de son confrère Guerracci, se retrouve à jouer tous les rôles au milieu de cet affreux pasticcio. Tantôt avocat, tantôt limier, il est un jour plaideur en toge, le lendemain accusé de collusion avec les truands et menacé d'être rayé du barreau. D'autant plus qu'il sert les intérêts contradictoires de plusieurs clients à la fois : le commendatore Carrubba, une sorte de caricature de filou au petit pied, veule et retors, qui a le don de s'embarquer dans des embrouilles qui le dépassent, et une certaine Carol Ellroy (hommage de Filasto à un de ses auteurs favoris) dont le compagnon, expert d'art, a été assassiné.
Dans cet imbroglio réjouissant, Nino Filasto soigne particulièrement les seconds rôles, comme cet Eros chauffeur de taxi qui cite Kantor à tout propos et correspond à un personnage bien réel, que l'auteur a connu lorsqu'il s'occupait lui-même d'une troupe de théâtre expérimental. Ce mélange de fiction et de réalité, basé sur une excellente connaissance des dossiers, donne toute leur force aux enquêtes de Filasto et apporte un nouvel éclairage sur certaines affaires célèbres. Modigliani est l'un des artistes qui ont le plus inspiré les faussaires, et sa fille Jeanne s'est employée de toutes ses forces à combattre ce trafic. La Nuit des roses noires contient à cet égard une révélation qui n'est pas négligeable. La mort de la vieille dame dans son appartement parisien, à la veille d'un voyage qu'elle s'apprêtait à faire en Italie pour apporter la preuve que certaines statues attribuées à son père étaient des faux, pourrait bien ne pas avoir été un accident.
C'est aussi un avocat qui mène l'enquête dans Sempre caro, mais en Sardaigne dans les dernières années du XIXe siècle. L'avocat Bustianu aime par-dessus tout deux choses, son métier et sa promenade quotidienne dans la campagne sarde, qu'il appelle, en référence à des vers de Leopardi, son " sempre caro ". La justice n'est pas facile à rendre, surtout à l'époque, dans ce coin de Sardaigne bien éloigné de Rome où sont édictées les lois. Et le cas auquel est confronté Bustianu paraît étrange. Un jeune berger, Zenobi, honnête, sympathique et beau comme un dieu, s'apprête à épouser la fille de son patron, quand on l'accuse d'avoir volé des agneaux dont il avait la garde. Il pourrait facilement se disculper mais, au lieu de cela, il prend le maquis et semble s'ingénier à détruire les preuves de son innocence. Jusqu'à ce que Bustianu joue l'avocat des pauvres et rétablisse la vérité.
Le tableau que brosse Marcello Fois de la Sardaigne est étonnant. Il a le regard d'un peintre pour les paysages de son pays natal, et celui d'un analyste lucide pour une société coincée entre tradition et modernité. On est bien loin du constat pessimiste que faisait Alberto Savinio dans un essai sur Simenon, estimant que le roman policier ne pouvait prospérer en Italie à cause d'une tendance nationale à tout édulcorer.


Gérard Meudal