JEAN-CHRISTOPHE GRANGE - Miserere
C’est la pièce la plus fameuse de toute la musique vocale européenne, le Miserere composé dans les années 1630 par Gregorio Allegri et qui n'était chanté que pendant la semaine sainte à la fin de l'office des ténèbres dans la chapelle Sixtine à Rome.
Ce motet pour neuf voix qui comprend la note la plus haute jamais chantée par une voix d'homme, ou plutôt d'enfant ou de castrat, suscitait l'émerveillement de tous les auditeurs, et sa partition est longtemps restée un des secrets les plus jalousement gardés du Vatican. Le pape en avait interdit toute reproduction. Mais, en 1771, lors de son passage à Rome avec son père, le jeune Mozart, âgé de 14 ans, assista à l'exécution du Miserere et parvint à reconstituer l'œuvre de mémoire. Depuis, le Miserere est en quelque sorte tombé dans le domaine public, même si les musicologues discutent encore aujourd'hui pour savoir quelle doit être la version de référence, puisqu'au fil du temps les interprètes prirent l'habitude d'enrichir la partition de leurs propres ornements.
Ce Miserere qui donne son titre au dernier roman de Jean-Christophe Grangé aurait pu se prêter à une intrigue policière pittoresque dans le genre "Meurtre à la chapelle Sixtine", mais l'auteur ne s'intéresse pas aux fioritures, il va droit à l'essentiel et a choisi la voie étroite de ce que l'on pourrait qualifier de roman policier "organique". Il s'est déjà attaqué aux rapports entre le souffle et le sang dans La Ligne noire (2004), aux expériences des rescapés de la mort clinique que l'on désigne sous le terme anglais de NDE (near death experience) dans Le Serment des limbes (2007).
LE GOÛT DE L'ABSTRACTION.
En choisissant la voix comme thème d'une intrigue policière, il semble pousser toujours plus loin le goût de l'abstraction - d'autant plus que ce qui l'intéresse ce n'est pas l'incarnation d'une personnalité mais le son pur, la note ultime, le diamant capable de briser le cristal.
En dire davantage reviendrait à déflorer une intrigue au demeurant assez classique. Le maître de chœur d'une église arménienne de Paris est retrouvé assassiné, coincé entre le clavier et les tuyaux de l'orgue dont il est titulaire. La victime, Wilhelm Goetz, est un Chilien d'origine allemande, réfugié en France après avoir connu les geôles de Pinochet. Un policier à la retraite, membre de la communauté arménienne, entreprend de mener l'enquête, aidé d'un jeune collègue quelque peu déjanté. Plusieurs pistes sont explorées dont celle, évidemment, d'un réseau de pédophiles, d'autant plus que l'on découvre plusieurs cas de disparitions de jeunes garçons dans les nombreuses chorales qu'a dirigées Wilhelm Goetz.
Ce qui est remarquable chez Jean-Christophe Grangé, c'est la manière dont il parvient par petites touches à rendre crédibles des situations qui frisent l'invraisemblance et à pousser la logique jusqu'à ses derniers retranchements. Après tout, on a bien pendant longtemps châtré de jeunes garçons pour tenter d'obtenir les sons les plus cristallins. Pourquoi ne pas imaginer d'autres manipulations auxquelles pourraient se livrer des mélomanes fous à présent que l'époque des castrats est révolue ? Dans le Miserere d'Allegri, les notes extrêmes produites par les chanteurs, tout en restant parfaitement mélodieuses, tiennent du cri dont on ne sait plus s'il est d'extase ou de douleur...
En explorant de manière presque clinique les rapports entre le cri et la musique, entre la douleur et la beauté, Jean-Christophe Grangé explore un territoire ambigu et touche une corde sensible chez le lecteur - mélomane ou pas. Qu'y a-t-il en effet de plus intime qu'une voix ? Mais il rappelle aussi une autre vérité qui semble hanter tous ses romans et en fait la singularité, c'est que la recherche obsessionnelle de la pureté, du son, du sang, de la race, est bien souvent la source même des pires dérives criminelles, comme l'histoire l'a amplement démontré.