JEAN-CHRISTOPHE GRANGE - l'empire des loups
Avec ses thrillers inquiétants, Jean-Christophe
Grangé a conquis le public et gagné des millions. Son dernier
roman, L'Empire des loups, porte plus que jamais sa griffe singulière.
Son immeuble est à l'image de ses livres: étrange. Une porte de
bois en forme d'ogive, une entrée aux allures médiévales...
Il faut atteindre le quatrième étage de cet ancien couvent du
Quartier latin pour déboucher sur le grand appartement repeint en blanc,
meublé sans ostentation. C'est là, auprès de ses enfants,
dans son bureau donnant sur la cour, où passent et prient encore quelques
missionnaires, que Jean-Christophe Grangé médite ses affolants
thrillers.
Une femme à la recherche de sa mémoire et de son identité,
un tueur en série briseur d'os et effaceur d'empreintes, des flics infréquentables,
un neurologue dingue jouant avec le cerveau humain comme un gosse avec des allumettes,
une horde de «loups gris» turcs aux réseaux effarants, mais
surtout une intrigue implacable à l'horlogerie diabolique: qui penserait
que L'Empire des loups, le dernier Grangé, a germé et mûri
en cette paisible retraite parisienne? C'est pourtant ici, chaque matin à
l'aube, quand d'autres élèvent leur première prière
vers Dieu, que «le maître incontesté du thriller à
la française» officie devant son ordinateur. Et réalise
ce vœu: gagner sa vie en écrivant.
La gagner largement, même. Deux millions d'exemplaires vendus en France,
tous titres et éditions confondus, et autant à l'étranger;
traductions dans 20 pays, avec une percée notable en Allemagne, en Italie
et au Japon, sans parler des adaptations au cinéma: pas de doute, Dieu
(ou le diable!) est de son côté. Et l'on comprend mieux pourquoi
Albin Michel mise si gros sur son nouveau livre: 150 000 exemplaires dès
le premier tirage, grosse campagne d'affichage, matraquage à la radio
et dans les journaux, critiques étrangers débarquant à
Paris pour voir le phénomène. Le grand jeu!
«A l'époque, je pensais que les écrivains
menaient le monde»
Verbe affable et regard ténébreux, Grangé déconcerte
lorsqu'il évoque posément, une tasse de thé à la
main, ce parcours d'écrivain auquel on n'est guère habitué
de ce côté de l'Atlantique. Au commencement était donc un
garçon renfermé, élevé par sa mère et sa
grand-mère. Un sorbonnard qui n'avait rien lu d'autre que Joyce, Proust
ou Flaubert et ne s'était jamais aventuré plus loin que l'Espagne.
«A l'époque, raconte Grangé, je pensais que les écrivains
menaient le monde. Puis j'ai compris que les Homais faisaient la loi. (Pharmacien
dans Madame Bovary, symbole de la petite-bourgeoisie, ndlr) J'en voulais aux
études! A la sortie de ma maîtrise sur Flaubert, j'étais
marié et je vantais les produits antivergetures dans des plaquettes publicitaires.
L'avenir m'inquiétait.»
Dans l'action. La vie du futur auteur des Rivières
pourpres bascule le jour où, à 28 ans, il devient rédacteur
dans une agence de photoreportage. «J'étais fait pour l'action,
pas pour ruminer ma rancœur entre quatre murs, comme Flaubert.» Pierre
Perrin, un reporter photographe, lui donne sa chance et l'emmène à
la découverte des tribus nomades. «En un an, on a suivi les Esquimaux,
les Pygmées, les Touareg, les Tsiganes et même les éleveurs
de rennes de Mongolie! En rentrant, je n'étais plus le même.»
D'avion en avion, Grangé découvre sur le tard la vie, le monde
et... les polars. Il dévore Ellroy, Boileau-Narcejac, Chandler, Manchette.
Il enquête et écrit sur les chasseurs de papillons, la Mafia, les
manipulations du cerveau. C'est lors d'un reportage sur la migration des cigognes
que lui vient l'idée de son premier livre: «C'était un bon
fil directeur. J'utilisais mes voyages pour nourrir un roman.» Pendant
deux ans, Grangé écrit tôt le matin avant d'aller gagner
sa vie. Et, quand il envoie son manuscrit aux éditeurs, Albin Michel
et Gallimard se le disputent. Un auteur est né. On est en 1993. Il a
32 ans.
Scénariste. Si, en 1994, Le Vol des cigognes
ne se vend, dans un premier temps, qu'à 8 000 exemplaires, les cinéastes
repèrent vite ce jeune homme doué pour construire et écrire
des histoires. Régis Wargnier, Costa-Gavras, Alain Corneau le font plancher
sur des scénarios. Parallèlement, Grangé finit Les Rivières
pourpres. «On l'a mis dans la collection Spécial suspense, celle
de Mary Higgins Clark. Il est devenu ''le Français qui fait pâlir
les Américains". Et ç'a été l'explosion»,
explique Richard Ducousset, son éditeur. En 1998, Les Rivières
s’installe dans la liste des best-sellers. En 1999, Alain Goldman achète
les droits cinématographiques, Mathieu Kassovitz écrit le scénario
avec Grangé, et le tournage débute la même année.
Quand, en septembre 2000, le film est à l'affiche (3 millions d'entrées!),
Le Concile de pierre, troisième thriller de Grangé, sort en librairie.
Une critique mitigée n'empêche pas ce livre, qui verse dans le
fantastique, d'atteindre les 230 000 exemplaires en grand format.
Un chasseur solitaire, un loup pas facile. Une
success story à l'américaine? L'affaire est plus compliquée,
estime Grangé: «On m'a comparé à Stephen King, que
je n'ai jamais lu. On a parlé aussi de Grisham et d'autres Anglo-Saxons,
mais nos univers sont si différents! Les Rivières pourpres se
passent à Grenoble, L'Empire des loups à Paris et en Turquie!»
En orfèvre de la stratégie éditoriale, Ducousset insiste:
«Nous l'avions mis en Spécial suspense pour le faire connaître.
Mais Grangé n'est pas un écrivain de genre. C'est un écrivain
tout court. Voilà pourquoi, maintenant qu'il est connu, nous avons décidé
de le retirer de cette collection. Les lecteurs savent que son champ est plus
vaste. La preuve: la fin des Rivières pourpres restait un peu obscure,
et pourtant le public a suivi. Aux Etats-Unis, personne n'aurait pardonné
à un Grisham une faille dans son intrigue. Pour Grangé, c'est
différent. Il a son univers, ses obsessions, son style.»
«J'ai la chance de réaliser mon rêve
et je ne vais plus le lâcher»
Si le cas partage encore la critique française, notre homme n'a effectivement
rien d'un fabricant de best-sellers new-yorkais. Alors qu'il est déjà
riche et pourrait gagner sans peine des millions à écrire des
scénarios, à courir le monde et à faire la vie, Grangé
- dont le commerce avec Flaubert est décidément ambigu - transpire
en ascète sur sa table de travail huit heures par jour, trois cent soixante
jours par an. Avec des aménagements en vacances ou lors des rares reportages
qu'il s'autorise encore. Le vrai luxe de cet homme entier, peu apte aux concessions,
est de travailler en solo, comme il l'entend. «J'ai la chance de réaliser
mon rêve et je ne vais plus le lâcher clame l'écrivain. Mon
temps est compté sur la terre et, souvent, je me demande quelle est ma
mission cosmique. Ma joie n'est pas de ''truster" les ventes ou de recevoir
des éloges - même si le succès facilite la vie - mais de
susciter chez le lecteur une émotion esthétique intense née
des mots. Je veux recréer un maximum de fois cette émotion. Plus
j'écris de livres, plus j'envisage ma vie sur une durée. Et plus
je repousse la mort.»
Donc, Grangé travaille dur, même s'il se sent moins angoissé
qu'à ses débuts. Ses intrigues naissent de flashs venus d'on ne
sait où, de scènes vécues ou entendues. Il imagine alors
une histoire pour les relier, un dénouement. Il enquête, furète.
Vérifie et écrit. «C'est un lent travail d'artisan. Quand
j'entends des auteurs dire: ''Je n'ai pas cédé à la facilité
de raconter une histoire, on voit qu'ils n'ont jamais essayé. Moi, je
raffole du thriller. J'en ai au moins trois en tête devant moi. Et tant
pis pour ceux qui prétendent que c'est un genre mineur!» La horde
parisienne peut bien s'agiter, Grangé, imperturbable, suit sa piste.
En chasseur solitaire. En loup pas facile.