EDUARDO MENDOZA - l'artiste des dames
Il existe des endroits et des circonstances où la lecture du dernier roman d'Eduardo Mendoza n'est pas recommandée.
Les lieux de culte, par exemple, ou les salles de classe, la chambre d'un nourrisson qui s'endort, un enterrement - ou les minutes qui suivent la proclamation de certains résultats électoraux. Tous les moments où le recueillement, le silence et l'affliction sont de mise, en fait. Car la découverte de ce livre extraordinairement réjouissant est une activité bruyante, peu compatible avec le séjour dans un lieu public. Bien que l'humour traverse continuellement ses textes, Mendoza n'a pas toujours donné à ses ouvrages un caractère aussi franchement burlesque. En dépit de la dérision qui les caractérisait, L'Affaire Savolta, La Ville des prodiges ou Une comédie légère ne faisaient rire que d'un œil, parce que leur drôlerie était de surface. DansL'Artiste des dames, cet auteur espagnol de 59 ans - l'un des plus admirés de son pays - renoue avec la fibre parodique et totalement loufoque dont il avait déjà fait le meilleur usage dans Le Mystère de la crypte ensorcelée, ou Le Labyrinthe aux olives, ses premiers livres parus en France.
Le même personnage complètement déjanté, à la fois plein de bon sens et fou à lier, revient donc dans le Barcelone du milieu des années 1990. Expulsé d'un asile psychiatrique avec tous les autres pensionnaires, (pour laisser le champ libre aux promoteurs immobiliers), l'homme se trouve aussitôt mêlé à une sombre affaire d'assassinat - dont il va, naturellement, tenter de découvrir les secrets. Inutile, cependant, de s'appesantir sur l'histoire, qui n'a aucune espèce d'importance. Les tribulations de ce détective à la manque progressent au coup par coup, sans véritable plan d'ensemble. "J'improvise au jour le jour, comme pour une histoire qu'on raconte à un enfant", confirme Eduardo Mendoza, chez qui cette désinvolture va de pair avec une grande virtuosité, puisqu'il parvient à susciter la gaieté sans faiblir, tout le long du livre. "Un beau matin, je me réveille avec une idée complètement absurde, qui me fait rire et je m'en sers. Le métier de mon personnage, par exemple : que pouvait-on trouver de plus éloigné du roman noir que la profession de coiffeur pour dames ?"
Ainsi se développe cette promenade dans Barcelone, la ville natale de l'auteur et celle où il vit encore aujourd'hui. Circulant des bas-fonds aux beaux quartiers (ce qui est, bien sûr, le privilège du détective), le héros touche du doigt la corruption, le cynisme, l'ignorance, la misère. Et Mendoza, qui ne veut pas "faire de la sociologie", mais plutôt retrouver la manière des romans du XVIIIe siècle, montre sa ville et ses mutations "avec l'état d'esprit du citoyen moyen, qui regarde sans comprendre et sans juger". La cocasserie du récit provient en grande partie des fausses naïvetés de ce Candide à moitié délinquant (mais épris d'ordre : il passe une partie de son temps à remettre d'aplomb des pièces dévastées), égaré au pays des grosses cylindrées. Et qui observe, d'un même œil impassible, les petites magouilles de ses proches et les énormes délits des politiciens véreux - à commencer par le maire de Barcelone, lancé dans un discours délirant : "Nous avons besoin d'actes. Et plus encore : d'hommes capables de les réaliser, dit-il notamment. Car les actes ne se font pas tout seuls, sauf les pollutions nocturnes et certains projets d'urbanisme."
Mené à un rythme effréné, le récit représente un véritable florilège d'effets comiques. Adjonction de contraires, usage du "non-sens", introduction d'un intrus dans la phrase, humour noir ou pitreries, grosse blague ou plaisanterie froide, Mendoza ne se prive d'aucun ressort pour catapulter ses personnages au-delà du monde rationnel et sérieux - aidé en cela par la qualité de sa traduction française. Ancien avocat, ancien banquier, ancien interprète à l'ONU ("En 1983, c'est moi qui ai annoncé à Reagan que tout allait bien en Europe du Sud, où la plupart des pays étaient gagnés par le socialisme..."), Eduardo Mendoza possède la vertu - rarissime - de faire rire aux éclats dans un monde où la drôlerie n'est pas tous les jours de la partie.
Raphaëlle
Rérolle