ARNALDUR INDRIDASON - la femme en vert


Ici, des gens disparaissent. Comme ça, sans laisser de traces. Emportés par l’océan. Tombés dans une crevasse. Assassinés par une ombre. Recouverts d’un linceul de neige pour l’éternité. On ne sait pas. Qu’importe. On les déclare morts. On les oublie. Ici, il est dit qu’une force attirerait ces hommes et ces femmes vers la mort, comme s’ils voulaient défier leur destin, comme s’ils étaient voués à l’enfer, enfin, à un autre… Ainsi va la vie en Islande. Arnaldur Indridason, écrivain découvert l’an dernier avec La Cité des jarres (éd. Métailié, coll. Suites), n’est pas un rêveur. Il regarde sa terre natale avec bienveillance, n’en voit que les ténèbres. Pour raconter son île de lave et de glace, de feu et de sang, il s’est inventé un héros, le commissaire Erlendur, un type cassé – ni parfait ni heureux –, un tendre. On le retrouve dans La Femme en vert, un roman envoûtant – entre angoisse et ivresse.

Une fois encore, l’auteur laisse libre cours à ses obsessions (disparitions, détresses, désamours, trahisons) et explore d’autres lieux maudits que ceux de son île perdue de l’Atlantique Nord, la mémoire. Arnaldur Indridason imbrique deux histoires, l’une se déroulant lors de la Seconde Guerre mondiale, l’autre de nos jours. Elles se rejoindront, évidemment, dans un final haletant. Mais, surtout, Indridason rend souverains ses personnages, adultes et enfants. Chacun est là, avec sa propre histoire, ses inquiétudes, ses déchirures : Erlandur, obstiné, despotique, qui mène son enquête comme s’il cherchait à se faire pardonner quelques anciennes lâchetés (que l’on découvrira) ; ses deux adjoints, qui le tiennent pour Dieu le Père tout en râlant ; un petit soldat de l’armée américaine au grand cœur ; un gamin qui rêve de devenir grand pour se venger ; une inquiétante vieille dame qui claudique et surveille des buissons de groseilliers ; une jeune fille camée et dans le coma ; un salaud, un sadique, qui tyrannise femme et enfants ; cette femme qui endure, courbe l’échine, croyant protéger ses mômes. Indridason a pour elle des phrases poignantes de douceur et de révolte : « Toute cette souffrance et ces coups, ces bleus, ces lèvres fendues, tout cela n’est rien comparé aux tortures que l’âme endure. Une terreur constante, absolument constante, qui jamais ne faiblit… »

Les trois premières pages du roman s’ouvrent sur une ambiance paisible. Une fête d’enfants. Très vite, tout dérape. Le jouet que mâchouille un bébé, c’est un os. Un os humain. Erlandur et son équipe découvrent dans le jardin un cadavre à l’état de squelette, enfoui là depuis bien longtemps. Qui est-il ? Homme ? Femme ? Pourquoi cette main dressée comme dans un geste d’horreur ? L’Islande croit enterrer ses secrets, oublier ses morts. Un jour, ils refont surface et déchaînent des mensonges et des haines. Arnaldur Indridason emmène son commissaire dans une intrigue démente qu’il gère en grand pro. L’écrivain entraîne aussi son héros là où il ne veut pas aller, dans ses souvenirs, son enfance : une tempête de neige, la peur, des cris, puis soudain, plus rien, l’absence. Le superflic, enfin, abandonne sa carapace, confesse ses effrois – devient un homme.

Indridason a bien d’autres mystères – d’autres romans tourments – à nous livrer (cinq polars encore à venir avec l’attachant Erlandur). Eric Boury, son traducteur, colle au plus près de son désespoir, de son attachement à cette île de ténèbres, parfois baignée de lumière. Hypnotique.