ARNALDUR INDRIDASON - la cité des jarres
Indridason,
pécheurs d'Islande.
L'Ile d'Indridason, gangrénée par la violence, n'a plus rien d'enchantée.
La
Cité des Jarres est le septième roman policier d'Arnaldur Indridason,
journaliste et critique de cinéma qui vit à Reykjavik. Le ciel
y est constamment bas et lourd comme un couvercle, on sort rarement de la ville
sauf pour une exhumation. Atmosphère étrange et mortifère,
avec une vieille dame qui hurle à un inspecteur de police, comme pour
le frapper d'une malédiction : «Que les trolls emportent votre
enquête !» Quelques pages plus loin, un chercheur en génétique
savoure du xérès en babillant sur le coeur de Louis XVII, prélevé
lors de son exécution, peu avant ses dix ans, ce qui permit plus de deux
cents ans plus tard des révélations sur la descendance de la famille
royale française...
S'il est question de viol, de sang, de filiation, d'arbre généalogique,
ça n'est pas un de ces polars médicaux supposément haletants
que plie Indridason. L'interrogation centrale est existentielle, dans le sillage
d'Erlendur, vecteur du récit à la fois très logique, factuel,
et empirique : «Il pensa aux mères et aux filles, aux pères
et aux fils, aux mères et aux fils, aux pères et aux filles, aux
enfants qui venaient au monde et que personne ne voulait, aux enfants qui mouraient
dans cette petite société, l'Islande, où tous semblaient
dans une certaine mesure appartenir à la même famille.» Tout
le livre est empreint de ce sentiment : la nostalgie d'un Eden, la douleur d'avoir
à renoncer à cette idée que l'Islande, ce territoire de
103 000 km2 (environ un cinquième de la France) peuplé de 288
000 habitants (dont 180 000 à Reykjavik), où le taux de chômage
atteint à peine 3 %, n'est pas un cocon de solidarité, une contrée
magique à l'abri du crime et de la bassesse, mais une société
gangrenée par la violence, qui plus est dans le secret. D'où cet
homme assassiné, le point de départ du roman, septuagénaire
apparemment sans histoires, retrouvé le crâne fracassé dans
son appartement propret. D'où cette enfant morte à quatre ans,
dont la stèle porte en épitaphe cette supplication : «Préserve
ma vie d'un ennemi terrifiant.» D'où encore, cette jeune mariée
qui déserte la fête célébrant ses noces, cette vieille
femme rouée de coups, cette mère suicidée. D'où,
surtout, l'inspecteur Erlendur.
Erlendur, ce cousin du Wallander de Mankell mais aussi du Winter d'åke
Edwardson (1), est divorcé, en rupture avec ses enfants comme eux le
sont avec leurs pères, ne mange que du réchauffé au micro-ondes,
a mal dans la poitrine, se réveille certains matins sans se rappeler
quand il s'est déshabillé la dernière fois : déprimé,
voire dépressif. Ce qui ne l'empêche pas de tous les jours reprendre
du collier, et là, progresser, dénouer les fils, efficace et clairvoyant
comme jamais il ne le sera dans sa vie personnelle (même si, là
aussi, il peine à se défaire d'un certain idéal passéiste,
opposant une hostilité systématique aux méthodes américaines
de «profiling»). Autour de lui, le livre se développe par
ricochets, états d'âme, fausses pistes et tangentes, jusqu'à
la fin : tous secrets levés, toutes illusions perdues, bien loin du happy
end.
(1) Auteur suédois dont le dernier opus, «Ombre et soleil»
(2004), a paru chez Jean-Claude Lattès.
Sabrina CHAMPENOIS.