DONALD GOINES - Justice blanche, misère noire
Amitié sous caution
A travers un hommage à Chester Himes, devenu personnage de roman aux
côtés de Kenyatta, son héros récurrent, le romancier
américain Donald Goines dénonce l'enfer carcéral.
Donald
Goines avait deux héros, l'un fictif, le détective Kenyatta, dont
il raconte les aventures dans la plupart de ses romans - sept d'entre eux ont
déjà été traduits en français -, l'autre
bien réel, Chester Himes, dont l'exemple fut déterminant dans
sa décision d'écrire.
Par un étonnant raccourci, il décide dans Justice blanche, misère
noire de les faire se rencontrer en prison. A quelques nuances près.
Les deux héros du roman s'appellent l'un Chester Himes, l'autre Willie
Brown, mais ce n'est qu'un nom officiel : "Willie Brown, voilà mon
nom pour les Blancs. Kenyatta c'est mon nom noir." Ils se retrouvent dans
la même cellule, et leur amitié leur permet de survivre à
l'enfer de l'univers carcéral. Donald Goines affirme avoir écrit
ce livre pour dénoncer le système de libération sous caution.
"Je parle de ceux qui sont interpellés dans la rue ou conduits au
poste pour de simples infractions au code de la route et qui sont mis en prison
sur la base de fautes inventées de toutes pièces ou d'accusations
absurdes, simplement parce que le policier qui les a arrêtés n'aimait
pas la couleur de leur peau ou leur démarche, ou leur façon de
parler, de s'habiller ou de se coiffer." Et, en effet, il est bien question
de trafic de cautions, de justice à deux vitesses et de condamnations
totalement arbitraires, mais on ne peut surtout s'empêcher de penser au
premier livre de Chester Himes, S'il braille lâche-le, traduit par Marcel
Duhamel en 1948 et qui dénonçait violemment le racisme d'une Amérique
blanche pour qui tout suspect noir est forcément coupable. De la part
de Donald Goines, l'hommage au maître est évident et surtout la
volonté de mesurer son destin à celui de Chester Himes.
Comme lui, il a en effet commencé à écrire en prison, et l'éditeur de son premier roman, Dopefiend, le présentait en ces termes : "Donald Goines est un écrivain plein de talent qui a forgé son style dans les taudis des ghettos et dans les pénitenciers fédéraux. Tout ce qu'il écrit, il l'a vu et vécu." L'allusion aux ghettos est un peu exagérée, puisque Donald Goines est né en 1936 dans une famille aisée de commerçants de Detroit, mais c'est vrai que sa carrière de délinquant a commencé de bonne heure. A douze ans, il commet quelques petits larcins à droite et à gauche. A quinze ans, il se fait fabriquer des faux papiers qui le vieillissent assez pour pouvoir s'engager dans l'armée. Il accomplit son service militaire en Corée au volant d'un camion qui ramène les cadavres du front. Quand il rentre à Detroit, complètement drogué, il est rapidement arrêté pour le braquage d'une banque et fait son premier séjour à dix-sept ans au pénitencier de Jackson. Il y reviendra assez régulièrement à cause de ses diverses activités de maquereau et de trafiquant d'alcool et de drogue.
C'est donc en connaissance de cause qu'il décrit le monde carcéral dans Justice blanche, misère noire, mais de manière plus subtile que le titre ne pourrait le laisser penser. Dans cette prison du comté où se retrouvent Chester et Willie, les Noirs sont majoritaires mais du coup les Blancs derrière les barreaux deviennent une minorité opprimée tout juste bonne à se faire sodomiser et maltraiter de toutes les manières. "Autant que possible les matons essayaient de rendre les choses égales. S'il y avait vingt hommes dans une cellule, ils essayaient d'y mettre dix Blancs et dix Noirs. Mais ce n'était pas possible. D'abord les Blancs sortaient sous caution beaucoup plus vite. Soit leurs amis réussissaient à trouver l'argent, soit leur caution n'était pas aussi élevée que celle de la majorité des Noirs. Quoi qu'il en soit tout Blanchot assez malchanceux pour passer quelque temps dans la prison du comté vivait une expérience qu'il n'oublierait jamais."
Quelle que soit la couleur de la peau, seuls les plus aguerris peuvent survivre. Le régime des prisons de comté semble tellement effroyable que le pénitencier où les détenus sont expédiés après leur jugement prend des airs de havre de paix. Dans ce contexte, où la seule règle en vigueur est l'avilissement de l'homme par l'homme, l'amitié entre Willie et Chester paraît une touche d'optimisme presque déplacée ; mais qu'on se rassure : libéré le premier, Willie s'empressera de trahir Chester, plus par bêtise d'ailleurs que par méchanceté, et ce qui pouvait passer au départ pour un témoignage à peine romancé s'achève sur un rebondissement parfaitement romanesque. Comme toujours chez Goines, la matière première est authentique mais la fiction ne perd pas ses droits pour autant. Et en particulier dans ce roman qui prend a posteriori des allures de testament littéraire. On y voit d'ailleurs Willie apprendre la dactylographie en prison et commencer à adresser quelques nouvelles à des magazines. Il est curieux de noter que Donald Goines amène son propre héros, Kenyatta, à trahir son modèle Chester Hines. Faut-il y voir une conception résolument pessimiste des rapports humains ou un accès de modestie à l'égard d'un auteur qu'il ne se sentait pas de taille à égaler ? Quoi qu'il en soit, la réalité lui donnera raison. Et si Donald Goines est considéré comme un maître du Black Experience Novel, le polar peuplé de truands noirs, maquereaux, gangsters et trafiquants en tout genre, il n'aura pas le temps de faire une véritable carrière littéraire.
Un soir d'octobre 1974, alors qu'il était chez lui en train de travailler à sa machine à écrire avec sa femme et ses deux filles il reçut la visite de quelques-uns de ses "amis", manifestement de mauvaise humeur. Le détail de ce qui se passa alors on ne le saura jamais, probablement un règlement de comptes entre trafiquants. Le lendemain, on retrouva Donald Goines et sa femme criblés de balles et les deux enfants terrorisées. La carrière de Goines s'achevait à trente-neuf ans en pleine écriture d'une de ces fictions à laquelle la réalité n'avait rien à envier.
G. Me.