JAMES SALLIS - le frelon noir


Ce ne sont pas les morts qui manquent dans le roman policier, c'est le temps qui leur fait défaut pour, au moment de trépasser, prononcer une de ces formules frappées comme une médaille dont la postérité aime à se souvenir. "Plus de lumière !" de Goethe ou "Des élans ! Des Indiens !"de Thoreau, ou encore "Je me prépare à, ou je suis sur le point de mourir. Les deux sont corrects" d'un grammairien zélé jusqu'à la dernière extrémité. Il est donc assez rare qu'on charge un détective privé de retrouver en plus de la trace du coupable, les dernières paroles de la victime. C'est pourtant la mésaventure qui arrive à Lew Griffin, un privé de La Nouvelle-Orléans.
Alors qu'il se rendait un soir au restaurant en compagnie d'une journaliste qu'il venait de rencontrer dans un bar, Lew voit soudain sa compagne s'écrouler à ses côtés abattue par un sniper qui depuis quelque temps s'amuse à faire des cartons sur les passants. Edmée, la journaliste était blanche, Lew est noir. Y avait-il une raison particulière de la choisir pour cible ? Elle était journaliste mais spécialisée dans des questions futiles qui ne prêtent guère à la polémique, une chronique destinée aux femmes blanches des beaux quartiers sur des sujets comme le départ des enfants en colonie de vacances ou "quand faut-il porter des chaussures blanches ?".
Il lui arrivait pourtant de temps en temps de "mordre dans quelque chose de vrai" et c'était le cas avec le portrait qu'elle voulait faire de Lew Griffin.
Un drôle de zèbre ce Griffin, détective sans emploi, garde du corps pour des organisations énigmatiques ou récupérateur de fonds pour un marchand de meubles marron. Mais, au lieu d'extorquer l'argent qu'il est venu réclamer, il explique à ses victimes comment s'en sortir quand il ne paie pas lui-même leurs dettes de sa poche. Edmée, la journaliste, n'aura pas le temps de découvrir les aspects les plus bizarres de la personnalité de Griffin, capable de disserter sur Joyce, Borges ou Goytisolo, mais qui, en cas de léger différend, n'abandonne jamais son interlocuteur avec moins de trois fractures. Un vrai dur à cuire qui aurait des lettres, sous perfusion de scotch en permanence, violent, teigneux, en pièces détachées à l'hôpital plus souvent qu'à son tour et profitant de son immobilité forcée pour lire Poe, Melville ou Camus. Si le personnage est singulier, le décor ne l'est pas moins. "Sa Nouvelle-Orléans est encore plus sombre que le noir", dit de lui Lawrence Block, qui qualifie les romans de Sallis d'"une des œuvres les plus impressionnantes qui soit dans le champ des histoires de détectives privés".
Cet entomologiste de l'ombre intègre soigneusement ses intrigues dans un contexte politique et social, une véritable poudrière où la tension raciale menace à tout instant de mettre le feu, mais aussi dans une réflexion plus vaste sur le pouvoir de l'écriture. Commentant Goytisolo, Sallis fait dire à son héros, au terme de son enquête : "Les exigences de l'écriture dégradent insidieusement et inévitablement la fidélité à la réalité qu'elles transforment en exercice artistique. La sincérité devient une simple virtuosité, la rigueur morale une formule esthétique... Rompez le fil narratif, limitez les dégâts : car seul le silence peut conserver intacte notre illusion de vérité." Et sur ce, il se verse un whisky bien tassé. Voilà un scrupule qui l'honore, mais heureusement il y a fort à parier que ce ne sera pas son dernier mot.


G.Ma.