JACK ARNOTT- CRIME SONG - la ballade de Billy Porter
Quelque chose de pourri...
Assassinat et corruption généralisée : le romancier britannique Jake Arnott livre une radiographie impitoyable d'une société en décomposition.
C'était en 1966. L'Angleterre venait de gagner à domicile la Coupe du monde de football grâce à un but controversé de Geoffrey Hurst contre l'Allemagne, et cette victoire ajoutait encore une note d'euphorie à la folle ambiance du swinging London.
C'est l'envers du décor qui sert de toile de fond au roman de Jake Arnott. D'abord, avant même l'organisation de la finale, la police de Sa Gracieuse Majesté a dû se livrer à une opération de nettoyage dans les tripots londoniens. Deux inspecteurs, Dave et Frank, sont particulièrement affectés à cette tâche. Ils découvrent évidemment que lesdits tripots ne peuvent fonctionner sans la bienveillance, voire la complicité active de certains membres de la police au plus haut niveau.
A partir de là, deux attitudes sont possibles : l'intransigeance de Dave, décidé, quoi qu'il en coûte, à dénoncer le scandale, et la compréhension de Frank, surtout préoccupé de gravir rapidement les échelons. Les deux hommes se brouillent et Frank, le bienveillant, s'arrange pour que Dave, l'incorruptible, soit déchargé de l'affaire et muté vers un secteur moins exposé. Du moins en apparence, car à peine a-t-il pris ses nouvelles fonctions que Dave, en compagnie de deux collègues, est abattu par Billy Porter et sa bande de braqueurs minables qui veulent jouer les durs sans en avoir le sang-froid.
La cavale de Billy Porter, qui va durer une vingtaine d'années, n'est pas seulement un fait divers qui passionne les foules ; elle suscite une véritable légende et l'assassin devient l'emblème des hooligans qui les soirs de match braillent en chœur : "Billy Porter est notre ami/Notre ami, notre ami/Billy Porter est notre ami/Il flingue les flics !" Les temps changent... La génération peace and love cède la place à un climat social violent où les policiers, devenus entre-temps "les petits soldats de la mère Thatcher", sont plus souvent utilisés à casser du gréviste qu'à traquer le crime organisé.
TROIS INTRIGUES PARALLÈLES
Jake Arnott analyse brillamment cette mutation à travers trois intrigues parallèles : l'histoire de Frank, le policier corrompu, le destin de Billy Porter, l'assassin en fuite, et les tribulations de Tony, journaliste de la presse à scandales qui éprouve une attirance morbide pour les violences qu'il dénonce. Bien sûr, ce dernier personnage, qui rêve d'écrire un roman inspiré de faits réels (l'histoire de Billy Porter est elle-même inspirée d'une affaire authentique), pourrait passer pour le porte-parole de l'auteur. Mais il est aussi corrompu que les autres, et Jake Arnott évite soigneusement de recourir à la figure classique du policier ou du détective intègre auquel le lecteur peut facilement s'identifier. Dans son premier roman, The Long Firm, traduit en français en 2002 chez le même éditeur sous le titre Crime unlimited, Jake Arnott employait déjà ce procédé pour faire le portrait par petites touches d'un truand, Harry Starks, en évoquant les points de vue plutôt divergents de tous ceux qui, à des titres divers, pouvaient avoir eu affaire à lui. Un troisième roman doit compléter les deux premiers, constituant certainement un monument du roman noir, avec pour sous-titre : "Le déclin de l'empire britannique".
Au-delà d'une intrigue policière parfaitement efficace, c'est bien une radiographie d'une société en pleine décomposition que propose Jake Arnott, qu'il s'agisse de la politique, de la presse ou de la police, qui se met à importer en Grande-Bretagne les fameuses tactiques coloniales autrefois éprouvées, avec des résultats plutôt désastreux : "Quand on descend dans l'arène comme si l'on était en état de siège, on ne fait que justifier l'action des ennemis de l'Etat, de l'ennemi intérieur...", constate un policier plus lucide que les autres. Que l'on n'aille pas croire pour autant que la génération des hippies ou des contestataires qui leur ont succédé est présentée comme un âge d'or révolu, bien au contraire. "Ils étaient bien sûr contre le capitalisme, Thatcher, Reagan, contre le racisme, l'impérialisme, le fascisme, le sexisme, la discrimination contre les homosexuels... Mais par-dessus tout, ils étaient dressés les uns contre les autres, se disputant en permanence sur les méthodes d'action sans jamais arriver à passer à l'acte." Jake Arnott ou les illusions perdues.
Gérard Meudal