OLEN STEINHAUER - cher camarade


On ne saura jamais le nom de cette Capitale, qui n’en aura d’autres que celui-ci, singularisé par sa seule... capitale initiale, ni de quel État elle est la tête. Mais l’on voit les ruines et la dévastation, la misère et le désespoir de ce pays innommé qui, à l’instar de la majeure partie de l’Europe, est encore toutes plaies béantes dans l’immédiat après-guerre. Tout au plus apprend-on qu’en cette année 1948 il est investi par les troupes soviétiques, chargées d’appuyer la mise en place d’un régime communiste conforme aux souhaits de Moscou, et qui fera chanter les lendemains.

C’est donc dans ces lieux sans nom qu’Emil Brod, 22 ans, vit sa première journée dans les locaux de la milice du Peuple, tout frais nanti de son grade d’inspecteur de la Brigade criminelle. Un bureau et une chaise lui sont destinés. Un silence et une hostilité épais comme de la poix aussi. L’intronisation du "nouveau" se fait à la dure : petites humiliations incessantes... jusqu’à l’attaque physique - violente, douloureuse, avilissante, et silencieuse toujours. Mais lorsque sa première enquête - l’assassinat sauvage d’un compositeur de chansons patriotiques, Janos Crowder, suivi peu après par celui de son concierge selon un mode opératoire à peu près identique - lui vaut une volée de balles dans le corps, l’amenant aux portes de la mort, le comportement de ses collègues change. La suspicion qui avait d’abord pesé sur lui s’efface et des liens étroits vont même finir par s’établir entre Emil et Leonek Terzian, celui qui lui avait souhaité la bienvenue à la Criminelle à coups de poing dans les parties...

Le climat, d’entrée de jeu, est oppressant. Non seulement au siège de la milice du Peuple, où un agent de la Sécurité d’État a un bureau permanent, mais dans tous les quartiers de la Capitale, sillonnés par les patrouilles soviétiques, noyés d’ordure et de misère, et dans le petit appartement où Emil vit avec ses grands-parents, en butte constante avec son grand-père dont la foi communiste marche main dans la main avec un culte du héros auquel le jeune homme ne satisfait en aucune manière... il y a le poids du deuil - les parents d’Emil sont morts à la guerre - et des souvenirs inavouables, et aussi cette dérangeante histoire d’amour avec ses relents d’alcool fort et de déchirements mal pansés qui s’installe entre lui et la veuve Crowder. L’on voit donc que l’atmosphère générale du récit a autant d’importance que les progrès de l’enquête proprement dite - enquête criminelle qui prend très vite le visage d’une intrigue d’espionnage, avec incursions en zones défendues militairement, consultations de dossiers secrets et d’archives interdites.

L’écriture simple, voire austère, confère au récit une tonalité monocorde qui semble exprimer une sorte de résignation diffuse, et achève ainsi d’instaurer - au-delà des dévastations décrites - cette ambiance glauque et sordide :
Une ecchymose sur la joue d’Emil commençait à le gratter. Ses entrailles étaient dures et froides. Le sol était jonché des bannières de la parade de la veille et des soldats ivres piétinaient tranquillement les slogans politiques.
Contrairement à la majorité des romans enserrant en leur cœur une affaire criminelle, en rapport avec la sécurité de l’État qui plus est, Cher camarade ne privilégie ni l’action ni le suspense - et bien que ceux-ci aient leur juste part dans le déroulement du récit, celui-ci reste éminemment descriptif. Son atmosphère générale, dont on a souligné l’importance, devient aussi tangible qu’un brouillard dense et humide traversant de minces vêtements d’été grâce à ces nombreuses descriptions caractérisées par une remarquable économie de moyens.
Reposant pour la plupart sur des phrases elliptiques ou bien réduites à leur schéma le plus élémentaire, elles restituent ainsi foultitude de détails mais sans avoir l’air de s’arrêter sur eux. C’est l’évidence de la chose vue, perçue ou advenue qui est dite ; c’est aussi la fugitivité de l’instant et l’immédiateté de la perception qui se révèlent :
Tous la suivirent des yeux. Lena s’installa à sa table d’un air nonchalant, sans même leur accorder un regard. Sa peau blanche. Immaculée.

En définitive, le propos de ce roman profondément humain, et puissant, qui éveille au fond de soi de réels bouleversements, n’est pas la résolution d’une intrigue criminelle ni la mise au jour de ses implications politiques - c’est pourtant bien à cela que conduit le récit, et de manière fort habile - mais plutôt de regarder au plus intime les processus qui sous-tendent les relations humaines dans les contextes les plus difficiles. Saisissant au vol avec une sidérante justesse la tragédie d’une partie de l’Europe à la toute fin des années quarante à travers une poignée de personnages, Olen Steinhauer livre là un récit efficace dans sa dimension policière, poignant et sobre dès lors qu’il touche à la psychologie et à l’Histoire - une Histoire en train de s’écrire à coups de cris, de sang, de ruines, et d’espoirs fallacieusement entretenus.
On ne saurait conclure sans mentionner que Cher camarade initie une série policière au concept pour le moins original : l’auteur a imaginé de centrer chacun de ses volets sur un même lieu - ce commissariat de police d’un pays de l’Est dont le nom restera dans l’ombre - tout au long des cinquante dernières années du XXe siècle, à raison d’un roman par décennie. À suivre de très près...

Isabelle Roche.