GEORGE P. PELECANOS - Blanc comme neige


Rencontre avec le Grec -Blanc du roman noir de Washington. Trois fois, George Peter Pelecanos dira : "Je ne voudrais surtout pas changer de vie." L'homme a de l'allure, 45 ans bien charpentés dans un costume cravate sombre, bouc smart et sourire rare ; le regard est droit, sur la réserve mais plutôt bienveillant, les réponses franches et précises. Vues son oeuvre largement autobiographique et sa veine revendicative, il paraît étonnamment apaisé. Changer d'activité sinon de vie a longtemps été l'ordinaire de George Pelecanos. Né à Washington d'un couple d'origine grecque (son père vient de Sparte, comme la famille de sa mère), il a grandi dans les quartiers ouvriers et à majorité noire de la capitale américaine, enfance et adolescence dont le souvenir domine sa production initiale, notamment autour de la figure du barman-détective privé Nick Stefanos. Son père, un ancien Marine, tenait un snack au centre-ville ; lui a collectionné les petits boulots, d'abord pour l'argent de poche ensuite comme gagne-pain parallèle à des études en dents de scie, jusqu'à un DEUG en cinéma : il a été barman, serveur, cuistot, ouvrier dans le bâtiment, vendeur (notamment de chaussures et d'électroménager). Quand il s'est lancé dans l'écriture, à 31 ans, il était producteur au sein de la structure indépendante Circle Films qui a notamment produit les frères Coen (Barton Fink, Miller's Crossing...); il a abandonné ce job récemment, "pour éviter la dispersion", mais avec la musique, le cinéma était au départ son "vrai truc". Ces passions remontent à l'adolescence alors que la littérature lui a été révélée tardivement, à la fac : Raymond Chandler, Dashiell Hammett, Charles Willeford, David Goodis, James Crumley restent aujourd'hui ses références, et il dit volontiers sa méconnaissance des grands classiques (dans une interview au Washington City Paper, en 1998, il commentait ainsi le surnom de "Zola de Washington" : "Je ne voudrais pas passer pour un sauvage, mais la seule chose que je sais de Zola, c'est qu'il a été interprété par Paul Muni dans un film."). Aujourd'hui, onze romans plus tard (deux restent à paraître en France), George Pelecanos est considéré comme la tête de file des quadras du polar américain, talonné par Michael Connelly et Dennis Lehane. Outre une solide amitié, un point commun littéraire les lie : les romans de Connelly épousent l'évolution de sa ville, Los Angeles, Lehane celle de Boston, Pelecanos celle de "DC". Le phénomène est connu (Ellroy avec LA, déjà, mais aussi Ed Mc Bain avec New York, James Lee Burke avec la Nouvelle Orléans...), seulement Pelecanos défend avec humanisme un territoire méconnu voire méprisé, le Washington prolo et réputé craignos, loin de la rivière Potomac et des restaurants bobos de Georgetown. Anomalie supplémentaire, il est un blanc qui investit la rue à majorité noire, et la restitue dans un écho très roots, brut de décoffrage, scandé de morceaux de soul, de références aux films de la Blaxploitation, de matches de basket sur des terrains de fortune, de deals et de trips, de baise et de baston, de "nigger" et de "yasou" ("salut", en grec)... "Tout ça, c'est du vécu, dit Pelecanos. Aujourd'hui, je vis à Silver Spring, une banlieue plutôt tranquille de DC, mais je reste en contact avec le côté plus chaud de la ville : je me balade, je vais dans les bars, et puis j'ai un réseau, qui va des policiers aux dealers : j'assiste à des rondes de nuit, je sais autant comment fonctionne un commissariat qu'une maison de crack." Et s'il en fait rarement cas, il sait aussi par expérience les dégâts liés à la libre circulation des armes, clouée au pilori dans ses livres : à seize ans, alors qu'il jouait avec un revolver, il a tiré accidentellement sur un copain qui, touché à la tête, s'en est sorti in extremis. L'authenticité, Pelecanos en fait à l'évidence une affaire d'honneur. L'amateur de vieilles bagnoles précise qu'il ne se verrait pas dans un "coupé à 40 000 dollars", qu'il vit dans un quartier multiracial, fait auquel il tient ne serait-ce que parce ses fils et sa fille, tous trois adoptés (du Brésil et du Guatemala) sont de couleur. "Emily et moi faisons tout pour qu'ils aient la même vie que les gamins du quartier, même s'ils me voient de temps à autre dans le journal. Ils vont à l'école publique, ils jouent au foot dans le coin..." Sur ce, comme en écho aux ambiguïtés de l'ex-flic Quinn dans Blanc comme neige, Pelecanos soupire : "Même moi je me surprends parfois à stresser quand le soir au coin de la rue je croise quelques jeunes Blacks à la dégaine bizarre... ça peut se produire aussi avec des Blancs, mais bon il y a quand même une discrimination spontanée plus forte, il faut le reconnaître." Désormais reconnu par la critique et le public, adoubé par ses héros (notamment Crumley), lu par Hollywood (Curtis Hanson LA Confidential va tourner l'adaptation de Blanc comme neige), courtisé par la télé (il a réalisé un documentaire sur le basket pour la chaîne culturelle HBO, qui lui a aussi commandé une série policière), chroniqueur régulier de magazines, Pelecanos n'envisage pas non plus de changer de décor littéraire il travaille actuellement à un roman autour d'un Marine. Il revendique l'étiquette "écrivain de Washington", apprécie qu'on lui voie une démarche d'historiographe, au risque que prime sa pertinence politico-sociale. "Je veux témoigner d'une réalité, être honnête", répète encore celui qui emploie avec prudence le terme "nigger" ("On ne peut pas jouer avec") mais défend le rappeur blanc homophobe Eminem : "Je sais qu'il choque avec ses provocations, mais en même temps il exprime une certaine réalité des jeunes blancs, qui sont pleins de ressentiments, notamment vis à vis des femmes... Je sais ce que c'est d'être au bord de l'implosion, même si avec l'âge ces moments se font plus rares."

Sabrina CHAMPENOIS.