DAVID PEACE - 1977
"1977",
de David Peace, mêle intrigue policière et description sociale.
Du sang neuf dans le polar.
Dans une région essorée par la crise, un serial killer fait monter
la pression. Superbe symphonie funèbre, "1977" est l'acte 2
d'une tétralogie consacrée au Yorkshire des années 70-80.
Femmes mutilées, ventre et seins évidés au tournevis, crâne
défoncé à coups de marteau. Flics au bord de la crise de
nerfs, journalistes sur les dents, population claquemurée dans une paranoïa
galopante. David Peace, nouvel enfant prodige du polar britannique, plonge aux
racines de ses cauchemars, quelque part dans la banlieue de Leeds, au nord de
l'Angleterre, pour composer 1977, deuxième volet -après 1974,
qui l'avait révélé-, de sa tétralogie consacrée
au Yorkshire des années 70-80. 1977, donc. A l'époque, Peace n'était
qu'un gamin de 10 ans. Un môme hanté par l'ombre mystérieuse
et diabolique de Peter William Sutcliffe, " l'éventreur du Yorkshire
", dont la sinistre cavalcade n'allait prendre fin que trois ans plus tard
après la mort de treize victimes. Des années après, Peace
s'attarde dans la rue des souvenirs, revisite chaque détail, s'en nourrit,
s'en gave jusqu'à la nausée, pour mieux s'en libérer, orchestrant
une sorte de symphonie funèbre, fulgurante de noirceur et de désespoir.
Peu lui importe les rebondissements mille fois ressassés des histoires de serial killer. Ce qui l'intéresse, c'est la figure symbolique du tueur, révélateur d'un monde en deuil de lui-même. Le Yorkshire lessivé par la crise économique -celle de la mine et du textile-, essoré par la misère, perverti par la violence qui lui est faite et la rage irrépressible qu'elle suscite. Peace le décrit de l'intérieur, à travers de menus détails, le décor délabré d'une cité ouvrière, le corps épuisé d'une femme à la peau flasque et blanche ou encore cette image fugitive d'un train sortant d'une gare, " lumières jaunes, visages morts derrière les vitres ".
1977 brosse ainsi le portrait d'un monde à l'abandon sur lequel s'est levé le brouillard rouge de la colère et du sang. Un enfer sans rémission dont la brutalité -certaines scènes en particulier : sexe à la hussarde, tabassage d'un SDF ou humiliation d'un prévenu dans un commissariat de police- restera probablement à jamais gravée dans la mémoire des lecteurs. Sans complaisance pourtant. Sans plus de voyeurisme que dans les romans du Britannique Robin Cook, auquel le travail de David Peace fait irrésistiblement penser. Juste la volonté, pour ces deux-là, d'aller au bout de l'horreur pour tenter d'y déceler un sens.
1977 n'a rien du thriller mécanique et glacé, il est aussi brûlant, aussi fiévreux que ses héros. Bob Fraser, le sergent de police écartelé entre son devoir de flic confronté au cynisme de ses collègues, ses obligations de père de famille et sa passion pour une prostituée qu'il veut protéger du tueur. Et Jack Whitehead, le journaliste alcoolique et déjanté, obsédé par la mort violente d'une femme follement aimée. Deux êtres au bout du rouleau, vieillards de 30 ans revenus de toutes les guerres, fantômes à la mémoire surchargée, évoluant dans une sorte d'état second, à la limite de l'épuisement et de la folie. Ces personnages, David Peace ne les traite pas à distance. Il les marque à la culotte, leur colle aux basques, s'efforce de ne pas les juger. Et les sert par une écriture aussi tranchante qu'habitée.
Rafales de phrases crachées comme au chalumeau, dénoyautées de leurs verbes, taillées au plus juste, dialogues au hachoir, le récit se dévide sur un rythme hallucinatoire, stroboscopique, comme si les mots allaient trop vite pour être tous enregistrés. Soumis à un bombardement de flashs réalité objective des situations, images mentales des personnages, hallucinations, rêves, réflexions, le lecteur en ressort aussi troublé qu'ébloui. Impatient de connaître la suite, la traduction de 1980 et de 1983 ne devrait pas tarder. Et convaincu, s'il en était besoin, que David Peace est un sacré écrivain.
Michel Abescat.