BERTRAND VISAGE - Un vieux coeur


Paris en 2010. La ville est aux mains des milices, les quartiers sont des bunkers, la misère a ses sacrifiés, comme ces enfants vendus sur le marché. Au milieu de ce monde apocalyptique, la rencontre illuminée d'un homme au bord du suicide et d'un petit garçon perdu.

Des lichens dévorent le Pont-Neuf. Comme une peste brune ou une lèpre vert-de-gris dont la contagion a gagné depuis quelques années la ville entière. Les milices ratissent Paris. Chaque quartier se munit de barrages protecteurs pour éviter tout "mélange" de populations. Dès les premières lignes d'Un vieux cour, on retrouve la vision atroce de Paris en 2010 que nous avait livrée Bertrand Visage dans son roman précédent, Hôtel Atmosphère. Mais le premier quart du XXIe siècle semble encore plus avancé. Plus avarié. Bien installée, l'intolérance exerce à son aise sa tyrannie.
Des centaines de coiffeurs attendent leur pratique sur les quais. Parmi eux, un aveugle. Par la seule palpation, il sent "les tempêtes sous les crânes". Et il devine tout de suite que son client "se prépare à se suicider". Ce client, c'est Constantin Papadiamantis, dit Costa. Pédiatre. En son absence, un attentat au cocktail Molotov a mis le feu à son appartement. Sa femme et ses trois fils ont péri dans l'incendie. On va suivre cet homme tout au long de son parcours plein de fureur. Et de mystère, car Bertrand Visage aime l'ellipse. Ses personnages ne doivent pas compter sur lui pour faire les présentations. Tout ce qu'on devine d'eux, au départ, c'est qu'ils sont accablés par une monstrueuse fatalité.
Un ami de jeunesse, qui a mal tourné - puisqu'il semble avoir sa part de pouvoir sur les milices - envoie Costa se fournir au "marché des enfants" de Bagnères-de-Bigorre. Selon cet homme, là-bas on adjuge "des gosses qu'on a tirés un à un de la voyoucratie". Dès l'arrivée à Bagnères, Costa tombe sur un contrôleur sanitaire qui tient à la fois du grillon, du lombric et de l'asticot. Et sur la place du marché "toute une brochette de figures caverneuses et de triples mentons, quelque chose comme une société de viticulteurs ou de défenseurs de la chasse à la palombe. Grosses lunes rustiques". Au milieu du cercle formé par ces faciès cauchemardesques, les petits garçons tentent de se "placer". Un aristocrate se laisse tenter par le 8e lot. Mais quelle n'est pas sa colère quand il s'aperçoit que cet enfant de sept ou huit ans n'a qu'un oil. Costa se porte acquéreur du petit borgne. Il va lui falloir apprivoiser son acquisition. Qui ne connaît que la faim, la peur, l'humiliation. Qui est d'une violence meurtrière. Mais il voit dans ce gamin "un condensé de ses propres expériences. L'enfant aussi avait dû "se cogner de plein fouet contre une image qui rend fou". Le "vieux cour" et la petite brute vont connaître, dans l'enfer qu'ils traversent, un répit quasi évangélique.
En lisant ce roman on pense à Hugo. Pas à celui des Choses vues mais au visionnaire de L'homme qui rit. Et aux créatures épouvantables de Goya. Et l'on sait que l'auteur d'Un vieux cour a une fraternelle admiration pour Bruegel l'Ancien. Tel le peintre qui mêlait étripage et ripaille, carême et carnaval, il montre une "force qui va" - le besoin de tendresse - dans un univers endurant mille souffrances. Comme chez Bruegel, on assiste chez Bertrand Visage à un "Massacre des Innocents". Indéfiniment recommencé. Mais d'où ressurgit, comme un rescapé d'un tas de cadavres, le sentiment d'appartenance à l'espèce humaine. Vraiment humaine, malgré tout. De la même manière que, dans les tableaux du maître flamand, la modernité vient de l'archaïsme, l'anticipation que décrit cet ouvrage nous renvoie à des images de villes médiévales.
L'écrivain dont les premiers livres, solaires, ont tous reçu de belles récompenses - à commencer par le prix Femina -, s'est tourné depuis quelques années vers les puissances obscures. Il faut absolument le suivre encore cette fois dans cette traversée nocturne au bout de laquelle se forme un singulier trio, composé d'une espèce de sainte Marie-Madeleine, d'une sorte de saint Christophe et d'un sauvageon révisé "divin enfant".
C'est l'histoire d'un homme qui a touché le fond et cru alors entendre la voix de ses fils assassinés. A l'appel d'une nouvelle voix d'enfant, arrachée à un long silence, il renaît. Un homme qui s'était fait traiter de pervers par une prostituée parce qu'il... Non, découvrez vous-même ce qu'il avait osé lui demander. Vous verrez comme l'humaine espérance, dans son dénuement le plus absolu, maintient sa plus humble exigence. La nuit aussi a sa clarté, on le savait, mais lui donner autant d'éclat relève de la magie noire, du frisson sacré, de la transfiguration. Bref, de la littérature.

Jean-Pierre Tison