MARTIN AMIS - poupées crevées
L'HUMOUR
ANGLAIS
L'humour, cette "révolte supérieure de l'esprit" selon
André Breton, est pince-sans-rire s'il est anglais. Les gens de la Tamise
ont un art consommé du contrôle de soi et de la satire, féroce
ou teintée de flegme. Six romanciers nous en offrent une palette contemporaine
: du loufoque esquissé par Edward Carey à l'ironie propre à
Julian Barnes, de l'exercice de style peaufiné par David Lodge au burlesque
de Joseph Connolly et à la drôlerie de Louis de Bernières
et de John Lanchester. "L'humour est l'art de perdre", disait Romain
Gary. Mais aussi de perdre son temps en lisant british.
On dit qu'il voyage mal, que son essence subtile s'évapore en passant
d'un pays à l'autre, d'une langue à l'autre. L'humour, considéré
comme une spécificité anglaise, serait insaisissable, aussi intransportable
que le climat et le degré d'humidité de l'air qui l'ont produit. Le mot même d'humour est intraduisible, Valéry l'assurait, lié
précisément à sa charge d'indéterminé. Freud,
quant à lui, voyait dans l'humour quelque chose de... du moi qui s'affirme
victorieusement et "refuse de se laisser imposer la souffrance par le monde
environnant", bien plus, la transforme, cette souffrance, en une occasion
de plaisir. Le condamné que l'on mène à la potence un lundi
s'écrie : "Voilà une semaine qui commence bien !"
L'humour traduit ce contrôle de soi, cette distance vis-à-vis des
autres et de soi-même que les Anglais sont censés posséder
au plus haut point. Il est une attitude de base, un ingrédient indispensable,
mêlé en de plus ou moins fortes proportions aux humeurs qui traversent
la littérature. Humour jubilatoire de Laurence Sterne, humour noir de
H. H. Munro, alias Saki, suivi de sa cohorte d'animaux sauvages, humour rose,
teinté de fantaisie, de David Garnett qui changea une femme en renard,
humour féroce d'Evelyn Waugh qui fustigeait avec indignation la société,
humour serein d'Anthony Powell regardant passer la ronde des bouffons et des
nymphes (La Danse de la musique du temps), humour désenchanté,
d'un beau gris automnal, de Barbara Pym et de ses consurs (Anne Fine,
Alice Thomas Ellis...) L'humour parcourt toute la gamme des tons, du plus clair
au plus sombre, pour mieux accepter le monde ou, au contraire, pour mieux le
détruire.
Aujourd'hui l'humour, choisissant franchement sa couleur, ne donne que rarement
dans les demi-teintes. Ce n'est pas sur le mode de l'understatement, de l'euphémisme
stoïque qu'il s'exerce et il néglige cette forme suprême d'indifférence,
ou de politesse, qu'on appelle le flegme britannique. Chargé d'une formidable
violence burlesque, il transmet avant tout la rage - une fureur vindicative
à l'égard des personnages et des valeurs de leur classe.
NOIR ET GRINÇANT
C'est Martin Amis, condamnant la société permissive des années
1970 dans des romans d'une méchanceté ulcérée, telles
Poupées crevées (1975), qui met en scène pour un week-end
d'orgie un nain obèse, puant et contrefait, un jeune homme obsédé
par la perte de ses dents et divers personnages pour qui le sexe est une fonction
organique, aussi insignifiante que l'excrétion ou la digestion. Devant
la violence de l'attaque, le lecteur est pris entre un vague dégoût
et son admiration pour la vigueur de l'auteur : la maîtrise de l'écriture,
l'audace de la vision - cette inventivité morbide. Plus récemment,
sur le même mode grinçant et satirique, Drôle de bazar de
Joseph Connolly, une sinistre comédie des erreurs, montre avec efficacité
les horreurs de la vie conjugale au sein de la bourgeoisie londonienne - une
guerre des sexes qui n'atteint pas à la puissance dévastatrice
et à la terrifiante noirceur d'Amis, mais qui de ce fait provoque franchement
le rire. A son meilleur, Connolly rappelle Tom Sharpe, maître en loufoquerie
et excès en série.
Dans une veine plus tempérée, deux écrivains qui ont fait
leurs preuves depuis longtemps, Julian Barnes et David Lodge jouent avec assurance
de tous les ressorts de l'humour. L'un prend volontiers pour thème le
couple et ses mésaventures tragi-comiques, quand il ne préfère
pas les rapports entre la France et l'Angleterre - autre couple, autres malentendus.
L'autre, fin critique et théoricien averti, introduit dans son Tout petit
monde (1984) et son Jeu de société (1988) les techniques de pointe
en matière de postmodernisme : parodie, pastiche, camouflage, citations,
emprunts, jeux de langue... David Lodge, et bien d'autres à sa suite,
en revient donc à des textes classiques et à des genres anciens
pour mieux les subvertir. Esprit ludique de rigueur. Citons ici Michael Frayn
avec Tête baissée (1999), un suspense érudit et comique,
où s'affrontent universitaires suspects et aristocrates bouseux dans
la chasse à l'argent, ou John Lanchester, nouveau venu remarqué,
qui use avec talent de recettes éprouvées pour expédier
dans les rues de Londres son quinquagénaire naïf et bedonnant (Mr.
Phillips).
SUR LE MODE DE LA SATIRE
Evelyn Waugh, qui de notre siècle avait tout compris, comme le dit Simon
Leys, l'un de ses grands admirateurs, reste le modèle accompli. Jonathan
Coe, avec sa satire irrésistible de l'aristocratie anglaise possédante
- belles demeures et parcs verdoyants -, de ses rituels et de ses travers, pourrait
bien marcher sur ses traces. Testament à l'anglaise (1994) est une charge
virulente contre l'ère Thatcher, décidément une source
d'inspiration inépuisable.
L'humour en Angleterre est une longue tradition, on le sait. Pourfendre la bêtise,
le conformisme, l'ironie sceptique, la plaisanterie bête, l'ennui installé
et l'imposture régnante,... il a aujourd'hui de quoi faire. Il semble
d'ailleurs se porter mieux que jamais. A moins que, refusant ces lourdes tâches,
il ne préfère l'évasion, la mise en liberté de l'esprit
: tourner le dos, fermer la porte, c'est encore de l'humour, Lewis Carroll le
prouva.
Christine Jordis