FRANZ-OLIVIER GIESBERT
- mort d'un berger
Après
la Normandie (la Souille, 1995) et les Cévennes (le Sieur Dieu, 1998),
voici donc le Mercantour. Franz-Olivier Giesbert n'aime rien tant que d'enraciner
ses romans dans des terreaux régionaux de forte personnalité,
qui leur donnent bien plus qu'une simple touche de coloration locale. Ses personnages
apparaissent en effet toujours façonnés par un climat et une géographie,
par les ambiances singulières des pays qu'ils habitent. Mort d'un berger
n'échappe donc pas à cette règle. On peut même avancer
que c'est ici le cadre, avec ses lumières aveuglantes et ses saturations
de senteurs et de couleurs, qui donne à l'intrigue romanesque sa vraisemblance.
Il faut bien ces sortes de constantes exagérations du paysage, pour rendre
tangible l'incroyable histoire à tiroirs qui s'y déploie. Avec
des rebondissements, des révélations, des drames, des amours et
un dénouement tels que le bon vieux roman feuilleton, en son temps, nous
en délivrait à satiété. Un cadre de tragédie
à la Grecque, style règlements de comptes familiaux des Atrides,
pour une grande reprise de respiration. Et un visible plaisir à ne se
refuser aucun des poncifs qui ont fait du roman le genre littéraire le
plus populaire.
Un vieux berger octogénaire trouve son fils mort, au bord d'un chemin,
le crâne fracturé d'une façon pas forcément naturelle.
Pour surmonter son chagrin et reprendre pied, le voici appelé à
faire le désormais inévitable travail de deuil, puisque "
les deuils sont un travail, de nos jours ". Son plus proche voisin se présente
comme un être acariâtre et procédurier, le type exemplaire
de l'" homme très moderne ". En bas, au village, une journaliste
est venue prendre une année sabbatique pour écrire un vague livre
sur la région : le métier ne s'envisage plus sans ce genre de
passage obligatoire. Il y a là aussi un maire dévoré d'ambition,
sans couleur repérable sur l'échiquier, qui incarne la nouvelle
sorte de personnel politique " professionnalisé " qui fait
tant fuir le citoyen. Un écrivain américain qui n'écrit
plus grand-chose, mais que l'on sent tout près de livrer à son
tour, après tel plaisant anglais porté au pinacle, un ouvrage
charmant et piquant sur les moeurs des indigènes. Un curé éthylique,
mais évidemment bon bougre. Un gendarme qui sait sagement garder les
yeux fermés. Une poignée de loubards qu'on retrouve le plus souvent
installés au café du pays. Un muet, adolescent d'origine marocaine,
on le surnomme spirituellement Mohammed VI, qui aide le vieux berger et s'apprête
à bientôt succomber aux charmes torrides de la journaliste. Quand
on se rencontre, on parle surtout du temps, de la télévision,
de la Bourse : " les trois grands sujets de notre temps "... On pourrait
d'abord penser que Franz-Olivier Giesbert a écrit là une manière
de pagnolade, mais en un peu plus acidulé, laissant une place certaine
à la verve du polémiste, si précisément la violence,
celle de la mort et dans une certaine mesure celle de l'amour, n'affichait continûment
sa présence. Si une lointaine tragédie familiale ne se révélait
pas au bout du compte comme le ressort caché de toute cette histoire
de soleil et de sang.
Dans ce Mercantour aux allures de petite Crète, un loup du parc naturel
fait office de Minotaure. Un chien, plantant ses crocs dans tout ce qui passe
à portée de gueule, semblerait de son côté se prendre
pour Cerbère. C'est d'ailleurs à cause de ce chien et de ce loup
que des existences d'apparence paisible soudain basculent. Que des vengeances
se trament et des comptes se règlent ! Dans une atmosphère d'exaspération
des sens et des esprits, les uns et les autres comme portés à
incandescence par la beauté primitive, presque barbare, alentour. Des
ciels à vous exalter ou à vous instiller un terrible désespoir
métaphysique. Des cailloux, de la roche, des herbes drues aux odeurs
fortes. Et, conduits par le vieux berger et le jeune muet, des troupeaux de
moutons imbéciles, gorges offertes à tous les prédateurs,
mais aussi aux couteaux des hommes. Franz-Olivier Giesbert, qui excelle dans
un registre de lyrisme sombre, même s'il appuie parfois un peu trop le
trait, brasse toute cette matière avec l'aisance profuse d'un feuilletoniste
de l'autre siècle. On le sent certes ici particulièrement à
l'aise, mais surtout ravi de pétrir sans retenue cette pâte romanesque.
De se couler dans les vieilles conventions. De monter tout un échafaudage
narratif sur des bases que l'on découvre, au bout du compte, parfaitement
rocambolesques : une histoire oubliée de subornation amoureuse et d'abandon
qui tout à coup rebondit, un frère et une sur qui se sont
croisés sans soupçonner le lien entre eux, une bague témoin
récupérée sur un mort dont on coupe le doigt. Difficile
de faire plus convenu, dans le genre. Et de donner cependant à cette
veine archi exploitée le coup de jeune d'une écriture enfiévrée,
seulement tempérée par des pointes d'ironie.
Le pari n'était pas aisé. Il y fallait pas mal d'audace ou d'inconscience.
Là où de nombreux autres avant lui ont échoué, Franz-Olivier
Giesbert fait montre d'une évidente aisance. Parce qu'il a su donner
au paysage une véritable dimension dramatique, qui rend tout cela plausible.
Parce qu'il a compris la nécessité de situer son écriture
dans un registre qui la prémunit contre le risque du mélodrame.
Parce qu'il a su placer toujours son récit à son exact niveau
d'ambition, avec juste ce qu'il y faut de distance. Un équilibre parfait,
auquel tient sans aucun doute sa réussite.
Jean-Claude Lebrun