SYLVAIN TRUDEL - Du mercure sous la langue


S'en fout la mort.

Le romancier prête son écriture explosive à Frédéric, 17 ans, jeune narrateur atteint d'une maladie incurable. Un ado railleur qui défie la Camarde à grands coups d'humour noir et de poèmes rageurs. Une sale pluie de novembre cogne contre la fenêtre. On dirait des giclées de sang translucide. A croire qu'une main a égorgé les nuages, songe Frédéric, 17 ans à peine. La tristesse s'est glissée au pied du lit du jeune homme et s'empare des courtes poésies qu'il écrit, en cachette, sous le drap : " Je suis un petit livre illisible / aux pages collées / comme des ailes / de papillons séchés. " Il a fait de l'ennui sa chose, " c'est dimanche tous les jours ", a appris à aimer la mélancolie " un caviar bon marché ", et apostrophe ce Ciel qui, peut-être, " crève de remords et veut laver un outrage ".

L'outrage, c'est sa vie qui fout le camp, la vermine qui grouille sous sa peau, la maladie qui va l'achever sans qu'il ait vraiment rien commencé. 17 ans... Il y en a qui vivent morts très longtemps, se requinque Frédéric. Lui, qui " est né les mains trouées, comme une dépouille de crucifié ", aura vécu peu pour mourir ardemment, avec pour seule arme, seule consolation, des mots couleur de novembre, des mots pluie, des bouts de chuchotis réveillés par des coups de tonnerre, des éclats de soleil.

Autant l'avouer tout de suite, lire ce Mercure sous la langue, cinquième roman du Québécois Sylvain Trudel, 40 ans à peine, est un choc. Terrible. Fantastique. Frédéric, le jeune narrateur, est magnifique de lucidité, d'authenticité : il a l'humour rageur et la tendresse tonique. Mais ce qui bouleverse, c'est surtout l'écriture que lui prête Sylvain Trudel. Chorégraphie en apnée, feux d'artifice musicaux, elle explose à chaque page. On est ébloui presque aveuglé par tant de déflagrations de beauté, de rafales de poésie. A six mille kilomètres des côtes françaises, notre langue a le vent en poupe, et c'est merveille.

" Je suis un rêve qui s'effiloche ", murmure Frédéric. Plus Verlaine que Rimbaud, le pudique enroule ses spleens dans la ouate, ses révoltes dans des flocons de coton. Il a en horreur l'apitoiement, le plus vil des sentiments humains : " Etre un homme, un vrai, c'est mourir sans espoir. " Il raconte ses jours, ses nuits, dit tout doux la peine, étouffe la douleur, fustige les romantiques, ceux qui philosophent sur la cruauté du monde et " fondent en larmes à tout bout de champ ". Lui décline la passion sur son cahier en de multiples rêves bariolés et se shoote à l'ironie : " J'ai pris un sacré coup de vieux et j'ai peur de commencer à radoter. " Alors, quand il " gargouille trop de la cervelle ", il se hisse dans " sa limousine " (sa chaise roulante), quitte " sa garçonnière " (sa chambre d'hôpital) et, bourré de tonus comme son cousin de papier Edgar Mint, va chercher un peu d'aventure dans les couloirs.

C'est là qu'il rencontre l'amitié de gamins échoués, comme lui, le corps en stand-by mais le coeur à rigoler. Et puis il y a l'amour : elle s'appelle Marilou, elle a 15 ans, elle est soleil et régale Frédéric de " gâteaux de poèmes ". Un jour, elle s'est envolée, comme ça, et le garçon écrit pour elle la plus belle des déclarations : " Je n'ai même pas eu le temps de lui faire un enfant. Car oui, je l'aurais fait avec elle, dans un lit d'hôpital, avec nos tubes de sérum tout emmêlés, oui, j'aurais voulu faire au moins un amour dans ma vie, une fois, mais le faire bien, pour une bonne raison et avec la bonne fille ; mais pas pour me reproduire moi, pour la reproduire elle, pour faire d'autres Marilou Desjardins dans le monde, créer d'autres beautés [...] et humilier la mort. "

Humilier la mort ! Frédéric, du haut de sa carcasse en miettes, déstabilise les pros de l'hosto, défie, à coups d'insolence et d'humour noir, aumônier et psychologue. L'impie ne croit ni au bonheur ni à Dieu, ni au miracle ni à l'au-delà : " Moi, si j'avais eu la chance de vivre, j'aurais fait de grands voyages pour visiter toutes ces églises extraordinaires qui ne disent absolument rien sur Dieu, mais tout sur les hommes, ce qui est autrement renversant. " Gros péché d'orgueil, s'étrangle l'abbé, scandalisé mais vaincu. Sa thérapeute, celle qui a " des joues de fruit, une nuque tout en frissons de lumière ", trifouille ses nuages cérébraux et ne sait que bafouiller lorsque, tout fier, il signe ses poésies du nom d'un poète italien, Métastase.

Mais l'irrévérencieux petit homme a pour sa famille des précautions de saint. A chacun il écrit une lettre qu'ils découvriront un an après le grand départ, des nouvelles qui " arriveront tout droit du Ciel ", chargées d'affection. Il rassure sa grand-mère, si pieuse : " Même si on n'a plus de coeur, on peut quand même aimer. " Aimer, Frédéric, troubadour et paillard, ne sait faire que cela. Sans mièvreries, sans reproches, avec des douceurs enfantines mais aussi des brusqueries d'adulte. Il a pour sa mère des houles de tendresse, des phrases qui déferlent à rythme incessant : " Maman, je me souviens que tu ne parlais pas beaucoup parce que tu écoutais la radio, où des femmes tristes racontaient leurs malheurs, mais je me fichais de nos silences. On se parlait autrement. " Parfois, le bravache rend les armes et la supplie des yeux, la bouche muette : " Oh ! Maman, dis-moi que ma vie est un cauchemar et que je vais bientôt me réveiller, ou alors tue-moi de tes propres mains... " Quand le fils parle du père, un commis de bureau tout gris, c'est pour le secouer, lui rappeler qu'il y a " des printemps en sirop et des automnes en confitures " et que la peur n'est qu'une étrangleuse de bonheur. " Je meurs juste à temps et j'aurai pas sa vie, il ne me léguera pas ses faiblesses d'homme. "

Frédéric, ce petit bonhomme sorti de l'imaginaire ou des rêves noirs de Sylvain Trudel est implacable mais sans haine. Il pose sur les gens, sur le monde, un regard affûté à l'extrême, d'une acuité dérangeante, émouvante. C'est novembre et c'est la nuit. La pluie continue son combat. Le poète Métastase tire sa révérence. " Dieu hait son âme ", rage-t-il une dernière fois. Dans l'au-delà, il y a peut-être sa Marilou. Il lui apporte un bouquet de fleurs, trois petits vers, et puis s'en vont : " Entre sa vie et ses amours / elle choisit de perdre / sa vie. ".

Martine Laval