YASMINA KHADRA - les sirènes de Bagdad
Comment un jeune Bédouin se transforme en fanatique. Un livre magistral.
«Impossible de nettoyer les écuries d'Augias; on ne peut que peindre à fresque avec leur purin», disait à peu près Francis Ponge. C'est ce que fait magistralement Yasmina Khadra dans Les sirènes de Bagdad, son nouveau roman. Sous un soleil de plomb, un ciel lourd, parmi la poussière, dans la rue, le jour, la nuit, sous les étoiles, au bord du fleuve, sur les routes, dans les hôtels, les boutiques, ça se dispute, se menace, se venge, se massacre. «Tout le monde figure dans le collimateur.» Mais pourquoi donc? «Pour la Cause.» Hôpitaux, commissariats, mosquées, autobus, tout saute «pour la Cause». Les lois semblent avoir volé en éclats comme déjà les vitres de ces immeubles chargés de faire croire encore à l'existence d'institutions. Ces centres administratifs ne perdent d'ailleurs rien pour attendre; leur tour viendra d'être éventrés par une roquette ou soufflés par l'explosion d'une voiture piégée. La violence du tyran a en effet cédé toute la place à la tyrannie de la violence.
«Bagdad se décomposait, écrit Khadra. Longtemps façonnée dans l'ancrage des répressions, voilà qu'elle se défaisait de ses amarres de suppliciée pour se livrer aux dérives, fascinée par sa colère suicidaire et le vertige des impunités. [...] Cette ville était folle à lier. Les camisoles ne lui seyant guère, elle leur préférait les ceintures explosives et les étendards taillés dans les suaires.» Oui, Bagdad en trois ans est devenue «folle à lier», d'une folie qui a trouvé, sous la plume de Yasmina Khadra, son chant funèbre étranglé de rages et de sanglots. Qu'est donc venu y chercher le narrateur, ce jeune Bédouin «né à Kafr Karam, un village perdu au large du désert irakien»?
Si son odyssée commence dans ce village, le roman, lui, commence au Liban. Avec, en ouverture, cette somptueuse allégorie de l'obscurantisme intégriste presque frappée comme un alexandrin: «Beyrouth retrouve sa nuit et s'en voile la face.» Qu'est venu faire, donc, ce jeune Bédouin dans la capitale libanaise? Il faut attendre la fin du livre. Ce sera une opération «mille fois plus percutante que les attentats du 11 Septembre». Pour l'heure, il est à l'hôtel et discute avec le Dr Jalal qui, après avoir longtemps enseigné dans les universités européennes et fustigé le Jihad armé sur tous les plateaux de télévision, est passé «sans crier gare» de l'amour à la haine de l'Occident. La raison? Elle est personnelle. Les plateaux de télévision, certes il les a eus, et ce d'autant plus aisément qu'il y pourfendait les islamistes. Mais les «podiums», combien? Ils étaient toujours pour les autres. Cette humiliation, il a compris qu'elle n'était pas seulement la sienne mais celle des siens, non pas individuelle mais collective, car à chaque fois ceux qui lui étaient passés devant étaient des Occidentaux. Ses compétences ne furent jamais reconnues, puisque jamais préférées. «L'Occident n'aime que lui. Ne pense qu'à lui.» Or il était arabe, voilà tout. Et le Dr Jalal, en colère, d'ajouter: «Le vrai racisme a toujours été intellectuel.» Le jeune Bédouin est fasciné. Il y a longtemps qu'il avait entendu parler de ce personnage. Et il était prêt à tout entendre et à obéir au premier venu, car lui aussi a connu l'humiliation, celle qui porte atteinte non pas à l'amour-propre, mais à la part intime, à ce quelque chose de proprement religieux qui vous relie à votre communauté et peut-être structure votre mentalité depuis la nuit des temps. C'était à Kafr Karam, lorsque «des brutes bardées de grenades et de menottes sont venues apprendre aux poètes à être des hommes libres...» Après tant de sang et de haine, que reste-t-il de cette poésie?
Le jeune Bédouin va sans doute mourir assassiné pour s'être laissé convaincre par la poésie de la vie, par le scintillement des gestes de tendresse. Le contraire de toute force. «Je me concentre sur les lumières de cette ville que je n'ai pas su déceler dans la colère des hommes», se murmure-t-il à lui-même, le regard perdu au loin dans cette nuit qui ouvre le roman. Et le referme. Un livre saisissant de force et de beauté. Une grande voix d'écrivain.
Jérôme Serri.