ELENA LAPPIN - Le Nez
Comédie à tombeau ouvert.
Pour entrer de plain-pied dans l'univers fou, délirant, angoissant, drolatique
d'Elena Lappin, mieux vaut savoir deux ou trois choses. Par exemple que la romancière
est née à Moscou en 1954, qu'elle a passé son enfance à
Prague et à Hambourg, qu'elle a immigré ensuite en Israël,
puis au Canada, puis aux Etats-Unis, et qu'elle vit aujourd'hui à Londres,
où, comme Natasha Kaplan, l'héroïne du Nez, elle a dirigé
une revue juive : la Jewish Quarterly... Natasha, elle, a eu une jeunesse moins
agitée que celle de sa créatrice. Elle est née à
New York d'un couple éternellement adolescent. Sam, juif d'origine allemande,
est un cinéaste érotico-avant-gardiste fasciné par son
épouse, Alice, semi-juive d'origine tchèque, qu'il filme inlassablement.
Sam et Alice ont fait ensemble beaucoup de films dont certains ont défrayé
la chronique et deux enfants, Natasha et Philip. Face au duo inséparable
de leurs parents perdus dans l'autocontemplation, les deux enfants ont formé
un clan pour vivre leur propre vie. Philip est journaliste à New York
et Natasha est partie pour Londres, où elle a épousé un
policier sans histoire. Répondant à une petite annonce, elle s'est
à son tour retrouvée dans la presse, rédactrice en chef
d'une revue juive, Le Nez, dont le fondateur est mort. La jeune femme, dynamique,
très américaine et peu inhibée, se trouve confrontée
à une brochette de vieux juifs issus pour la plupart d'Europe centrale
et d'Allemagne, confits en dévotion pour Franz Held, feu le patron de
la revue, et désireux de poursuivre son oeuvre. Natasha fait passer un
ouragan de jeunesse et d'efficacité dans les rangs vaguement effrayés
mais néanmoins séduits des collaborateurs de la revue.
On rit beaucoup à la lecture de ces pages si proches de l'humour d'un Woody Allen, et pourtant le rire, tout à coup, se fait grimace lorsque Natasha la curieuse entreprend des recherches sur l'identité de Franz Held, au passé pour le moins brumeux. Tout se complique encore quand la jeune femme découvre qu'il existe un lien entre Held et sa mère, venue comme ce dernier de Prague via le camp de Teresin... Parallèlement, Natasha reçoit par e-mail les menaces d'une secte nazie installée dans le métro de Londres. Le passé envahit le présent de ses nuages noirs...
Le roman d'Elena Lappin, à qui l'on doit aussi L'homme qui avait deux têtes, magnifique (et faux) témoignage sur les camps, pèche parfois par trop de densité, trop d'histoires, trop de coïncidences. Avec son rythme effréné de comédie juive américaine, il étourdit ; on a envie de dire : " Pouce ! je ne joue plus ", et pourtant on continue ; on sait qu'on avance à tombeau ouvert vers la tragédie, vers l'horreur qui sommeille sous le voile léger de la mémoire, mais on veut savoir...
La revue Le Nez témoignera dans son dernier numéro de l'histoire d'un groupe d'hommes et de femmes qui ont été confrontés à l'enfer et s'en sont sortis, chacun à sa manière, par le silence, le mensonge ou l'oubli. Il n'y a pas les purs d'un côté, les impurs de l'autre, suggère Elena Lappin avec l'énergie de ceux qui ont décidé de vivre malgré tout. De vivre avec des mots écrits qui sont, plus que les lieux, son territoire. Car les mots demeurent, ils traversent les âges. Ils nous parlent au présent chaque fois qu'on les déchiffre et qu'on les lit. Plus que les hommes mortels, ils sont cette chaîne indestructible à travers laquelle circule l'identité des persécutés de l'Histoire, ceux qui parcourent le monde à la recherche d'un endroit où poser leur bagage. Jusqu'à se sentir un peu chez soi. Un peu soi.
Michèle Gazier