JORGE FRANCO-RAMOS - La fille aux ciseaux
Là où la littérature française s'attache à décrire la violence du corps et du sexe, privilégiant un récit de l'intime, la littérature latino-américaine, elle, se tourne vers la violence urbaine et ceux qui, dès l'enfance, sont projetés dans l'univers barbare de la drogue, de la prostitution, de la mort. Aux marges de villes dévoreuses, dans des quartiers lépreux et des banlieues de misère, des filles et des garçons voulant fuir la pauvreté cèdent aux attraits d'un argent facile, aux fantômes d'une fausse liberté.
Ainsi en est-il de José Luís Reis, dit Petit Roi, né dans une favela de Rio de Janeiro. Petit Roi a 11 ans, une mère bigote qui sert chez des riches et ne cesse de pleurnicher, une soeur délurée qui joue les saintes-nitouches, un père inconnu qu'il rêve en homme fort et qu'il découvre clochard, une grand-mère costumière de carnaval à la fois chaleureuse et absente, et une idole : Big Milton, le dur du quartier. Petit Roi rêve d'entrer dans la bande de Big Milton... Dans son romantisme de pacotille, il ignore que quitter l'école pour passer chez les durs c'est mettre le pied en enfer.
Enfer, c'est justement le titre du troisième roman de Patrícia Melo, qui retrouve ici le ton de son premier livre, O Matador. Pour raconter la rue, les règlements de comptes, le sang versé, les comas acides et autres défonces de ces paumés qui terrorisent leurs victimes et, sans s'en apercevoir, jouent le jeu de quelques bourgeois planqués, la jeune romancière brésilienne a inventé une écriture. Phrases heurtées, brèves comme des coups de lame, musique chaotique d'une narration qui privilégie la violence du style à celle du récit : chez Melo, c'est la langue qui crie le malheur, le désir, la rancoeur, l'injustice, la folie. Langue violente qui colle aux personnages, qui hurle entre rap, hard rock et samba, sans pourtant se départir d'un fond de tendresse. Le regard que pose l'écrivain sur la nuque obstinée et enfantine de Petit Roi, ange déchu chassé du paradis de l'innocence par le destin et la société, est lourd d'émotion. Au-delà de l'espoir et du désespoir.
La Fille aux ciseaux, premier roman de Jorge Franco-Ramos, un Colombien de 35 ans, raconte la vie d'une jeune femme pauvre introduite dans la société violente des cartels de la drogue. Ici, pas de langue syncopée, de recherche langagière pour dire la mort, le meurtre, les cris. Car le narrateur, Antonio, un jeune bourgeois amoureux de Rosario, la belle meurtrière, écrit et parle l'espagnol classique de ceux qui ont fréquenté école et université. Chez Jorge Franco-Ramos, c'est la situation de départ qui est violente : Rosario est mortellement blessée. Elle est à l'hôpital, où Antonio attend le verdict de la médecine. Durant les longues heures de cette interminable nuit, il se remémore l'histoire de Rosario. Pour se sortir d'une existence de misère, pour échapper aux désirs des hommes violeurs, elle a pris les devants en devenant tueuse, et complice des gros bonnets du cartel de la drogue. Sur l'écran noir de sa nuit blanche d'angoisse, Antonio regarde défiler les images rouge et noir de la vie de Rosario, l'inaccessible qui campe depuis toujours de l'autre côté du miroir : celui d'où on ne revient pas.
Plus sombre encore que le roman de Patrícia Melo, La Fille aux ciseaux dit l'impossible communication entre ces mondes parallèles que sont la bourgeoisie colombienne et l'univers sanglant des rois de la drogue et des pauvres qui les servent. Rosario est une enfant blessée, une gamine qui tue, la peur et la rage au ventre. Une héroïne tragique dans un monde sans coeur et sans mémoire.
Michèle Gazier