BERNARD COMMENT - le colloque des bustes
Dans
une société où chacun est prêt à faire des pieds et des mains pour apparaître
sur la scène du grand Spectacle, quel destin peut-on réserver aux individus
dépourvus de bras et de jambes ? Les publicitaires sont à l'affût. Les collectionneurs
d'art aussi. Il ne resterait qu'à applaudir, si autre chose, brusquement, ne
venait enrayer la machine.
Ce court roman mêle le sarcasme et la tendresse, la tristesse et la drôlerie,
pour livrer une fable cinglante des errements de notre époque. Le miroir est
ici déformant. L'image qu'il renvoie en est d'autant plus troublante.
Le sordide
colloque de Bernard Comment
L'écrivain jurassien se lance dans la mêlée avec un roman dérangeant.
un petit quelque chose de glaçant...
Le dernier roman de Bernard Comment ne passe pas inaperçu dans la mêlée de la
rentrée. Parce que le Jurassien a su faire son trou à Paris (à France Culture
notamment) et parce que son Colloque des bustes a ce petit quelque chose de
glaçant très à la mode. Voulait-il être le provocateur de la rentrée littéraire
comme l'ont été ces dernières années des Marie Darieussecq, Michel Houellebecq
ou Christine Angot ? On n'en est pas là. Mais l'écrivain - son récit plutôt
- dérange.
dans la peau d'un handicapé...
Il se met dans la peau d'un handicapé, un homme-tronc. Un miracle qu'il s'en
soit sorti. Si, si, ce sont les médecins qui le disent. Plutôt que d'encombrer
sa famille de sa nouvelle silhouette, ou de végéter dans un foyer, notre homme
a accepté le noble statut d'oeuvre d'art. Vendu. Dorénavant, un riche homme
d'affaires exhibe ce buste, cette sculpture vivante, devant ses invités. Mais
ce qu'il préfère, c'est encore lui presser les points noirs, tard le soir, lorsqu'ils
ne sont plus que les deux.
un colloque...
On vient aussi de lui trouver une activité pour le divertir de ses longues journées
: participer à un colloque international sur le thème : "Et pourtant ils écrivent",
destiné au lancement d'un ordinateur dernier cri. C'est là qu'il rencontre Lucille,
fort bien portante, elle. Bernard comment s'en donne à coeur joie. Il glisse
sur les jeux de mots, surfe sur les situations cocasses, ajoute des perles de
sueur aux imprévus, des détails sordides au quotidien. mais Le colloque des
bustes lui permet surtout de fustiger le milieu de l'art, les progrès technologiques,
les médias... Alors qu'est-ce qui est ignoble ? Qu'est-ce qui est dérangeant
? Que Bernard Comment mette en scène un homme-tronc ou qu'il caricature une
époque, la nôtre, celle de demain, avec ces collectionneurs (les hommes-troncs,
c'est une mode comme une autre), ces gens de marketing (qu'est-ce qu'on ne ferait
pas pour vendre ?), ces journalistes (ils accourent du monde entier pour couvrir
l'événement) ? Si Bernard Comment n'adoptait pas une attitude si distante, si
glaciale par rapport à son sujet, on aurait penché sans hésiter pour la seconde
option.
Bernard
Comment prend pour cible le marché de l'art et la publicité Promu au statut
d'objet d'art, l'homme-tronc qu'est le héros du "Colloque des bustes" participe
au lancement fracassant d'un logiciel de traduction
Une
satire sociale à la lisière du fantastique...
en septembre 1996, le comédien genevois Marcel Robert incarnait avec force au
Musée de l'Ariana, dans le cadre du Festival de la Bâtie, le directeur paranoïaque
d'un grand Institut culturel français à l'étranger, excédé par l'exposition
d'art conceptuel qui occupait trop longuement ses locaux: les ongles de dix
chômeurs en fin de droits, transformés en sculptures vivantes grâce à un coup
de marteau asséné sur chacun de leurs orteils, tardaient en effet à tomber.
Avec ce texte théâtral provocant (édité l'année suivante par Mille et une Nuits),
Bernard Comment inventait une fable à la fois burlesque et cruelle. Cet automne,
il pousse plus au noir encore son propos dans Le Colloque des bustes, une satire
sociale à la lisière du fantastique.
Les hommes-troncs en colloque....
imaginez : une mode nouvelle s'est répandue depuis peu chez les collectionneurs
d'art, celle de posséder un buste vivant. Le narrateur, Louis, est l'un des
quatre-vingt-trois hommes-troncs répertoriés à travers le monde dans des collections
privées car les institutions publiques n'ont pas encore pris ce risque. Il est
vrai qu'elles n'ont pas comme les collectionneurs le souci d'acheter au bon
moment, quand les prix sont encore abordables" et de revendre "si la plus-value
peut se révéler intéressante". Monsieur, qui ne songe pas pour l'instant à se
défaire de Louis, est cependant persuadé que sa participation au colloque où
il vient d'être convié avec quatre des ses semblables lui vaudra une cotation
en hausse.
Et pourtant ils écrivent...
ce colloque est destiné à lancer, lors d'une soirée à l'Opéra-Bastille, un nouveau
logiciel de conversion de l'oral à l'écrit assorti d'une traduction simultanée
en un grand nombre de langues, cela sous d'énormes pancartes publicitaires qui
proclament ET POURTANT ILS ECRIVENT. Beau slogan pour qui ne dispose même pas
de moignons... en fait, ils liront un texte du Livre des Juges, de l'Evangile
selon saint Matthieu, de Homère, Dante ou Rimbaud qui s'affichera aussitôt en
traduction simultanée en toute les langues possibles, manière d'abolir la vieille
rivalité entre le parler et l'écrit.
Fustiger le milieu des arts, le monde des médias et du marketing...
en point de mire, on trouve donc non seulement le monde des arts plastiques
familier à l'écrivain (il vient de faire paraître aux Editionss Adam Biro, dans
un volume collectif, un entretien avec son père, le peintre jurassien Jean-François
Comment), mais aussi le monde des médias et du marketing qu'il fréquente de
plus loin, sans doute, à des titres divers : en dehors de son oeuvre propre
de romancier, d'essayiste et de nouvelliste, Comment écrit en effet pour les
journaux, la radio, le théâtre, la télévision, le cinéma et il est, depuis un
an, directeur de la fiction sur France-Culture. Parce qu'il s'agit d'une fiction,
justement, le romancier ménage ses effets et met en scène avec habileté ses
quelques personnages (dont la jeune et charmante Lucille, l'hôtesse chargée
de veiller sur Louis), pour mieux nous faire admettre l'énormité de son invention
de départ. Tout commence par un dialogue entre Louis et un journaliste qui cherche
ses mots et s'enferre, comment faut-il donc dire : figurants, pièces, hommes-troncs,
infirmes, potiches, sculptures vivantes, bustes ? C'est cela, bustes ! Avec
une belle virtuosité qu'on retrouvera plus loin, toujours à propos de la presse,
l'écrivain file une phrase de près de deux pages où il se fait l'écho des tâtonnements
et des dénonciations journalistiques. On reproche aux organisateurs du colloque
de donner dans la provocation parce que tout est bon pour faire vendre (le lecteur
pense bien sûr aux campagnes de Benetton). Et l'on s'interroge déjà sur ces
pauvres diables du tiers-monde qui se font amputer bras et jambes pour accéder
au statut, enviable à leurs yeux, d'oeuvres d'art "sans prendre en compte la
nécessité des réseaux, des processus de cooptation ou de reconnaissance ou d'authentification,
le marché était dans tous les cas submergé de nouveaux bustes, des potiches
de fraîche date et de confection douteuse". Sans parler du trafic d'organes...
la polémique enfle mais le scandale n'éclatera qu'après le colloque, à la conférence
de presse où Louis avoue que le sexe ne lui manque pas mais qu'il donnerait
tout pour respirer une fois encore l'odor di femina. Un voeu que Lucille s'emploiera
à exaucer. Si un écrivain se reconnaît aussi à ses obsessions, on peut dire
de Bernard Comment qu'il est fidèle à lui-même dans le mauvais ménage que font
avec leur corps nombre de ses personnages, plus ou moins hypocondriaques et
souffrant de mauvaise digestion : avant d'imaginer ces individus réduits à leur
seul buste (ce qui n'empêche pas Louis de souffrir de points noirs, que son
maître extrait rituellement), il avait déjà, dans une des nouvelles d'Allées
et venues, évoqué un écrivain qui s'autodévorait. Un frère du héros du Colloque
des bustes, lequel songe à l'avenir "qui finira bien par accoucher d'une machine
pour les sourds, aveugles et muets, non ?"
Isabelle Martin